Quatre lettres. Voilà ce qui compose ce roman épistolaire d’Abdellah Taïa, écrivain et cinéaste franco-marocain. Deux lettres sont écrites par Ahmed, le protagoniste principal et deux lui sont adressées, mais toutes sont d’une vérité crue pour ne pas dire cruelle et se lisent d’un seul souffle.
Abdellah Taïa est à la fois Marocain, Français, universitaire, homosexuel, musulman et sans doute bien d’autres choses encore. Toutes ces identités transparaissent dans ses écrits et sont même centrales dans son dernier récit d’autofiction Celui qui est digne d’être aimé. L’auteur met en scène la vie d’Ahmed, jeune homosexuel marocain issu d’une famille pauvre et nombreuse, par l’entremise de quatre lettres que nous lisons à rebours (de 2015 à 1990), comme une plongée à la source de la colère de cet homme. Car oui, il y en a de la colère dans ce livre. Elle prend plusieurs formes et est dirigée vers diverses personnes, incluant Ahmed lui-même, mais elle a pour fil conducteur les oppressions multiples et leur impact sur l’émancipation (im)possible de l’individu évoluant au sein de ce système.
Jeune adulte, Ahmed rencontre Emmanuel, un Français de quelques années son aîné. Il deviendra son amoureux et lui servira de tremplin, lui qui souhaite sortir de son village pauvre et sans avenir. Études en littérature, immigration en France, coming out, Ahmed se libère et s’occidentalise, poussé par Emmanuel. Il prendra conscience que cette bienveillance n’est en réalité qu’une nouvelle forme de colonialisme sournois. Il y avait pourtant consenti, il a joué le jeu et a très bien réussi. Mais, qu’a-t-il réussi au juste? Ostracisé et rejeté par la société marocaine en raison de son homosexualité, humilié et rendu invisible par la société française en raison de ses racines arabo-musulmanes, Ahmed cherche une issue et peine à en trouver une. Il n’a plus d’espace pour exister, être lui-même. Alors, il blesse comme il a été blessé. Il est seul et ne veut de personne, comme on a jamais voulu de lui.
Néanmoins, il ne s’agit pas seulement de crier sa colère à qui veut l’entendre. La force et la profondeur du livre résident dans l’exploration des racines de celle-ci. La relation à la famille, les traumatismes de l’enfance et de l’adolescence, l’acceptation de soi et de ses erreurs sont autant de passages obligés dans la dure prise de conscience d’Ahmed quant à sa perte de repères identitaires. Il croyait d’abord trouver le salut dans le rejet de ses origines, mais alors qu’il étouffe dans sa cage dorée, un retour aux sources semble nécessaire.
Cette lecture est riche, mais exigeante. L’auteur touche à plusieurs thèmes qui suscitent chez le lecteur des réflexions inconfortables, mais nécessaires. Heureusement, l’écriture fluide et aérée rend ce roman très accessible.
Finalement, une question fondamentale m’est venue en tête pendant ma lecture: pourquoi je lis? Pour être rassurée ou déstabilisée? Pour être confortée ou confrontée? Si vous aimez parfois être sorti de votre zone de confort, si vous aimez refermer un livre en ayant l’impression qu’il a changé quelque chose en vous, celui-ci est pour vous. Pour ma part, je me plongerai avec grand intérêt dans les autres publications de cet auteur audacieux.
Ce livre a été l’objet de la dernière rencontre d’un club de lecture dont je fais partie. J’adresse un merci tout spécial à Éliane, Marianne, Hélène, Ariane, Kristine et Léo. Vos réflexions ont alimenté les miennes, ce qui a définitivement enrichi cette critique.
- Auteur: Abdellah Taïa
- Nombre de pages: 136 pages
- Date de parution: janvier 2017
- Éditeur: Seuil
Crédit photo: Marie-Hélène Legault