La pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage.
– Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire
Paru le 15 février dernier aux Éditions Écosociété, Bienvenue dans la machine, des professeurs de philosophie Éric Martin et Sébastien Mussi, a fait l’effet d’une petite bombe dans le champ médiatique québécois. Fidèle en cela à l’esprit de combat qui anime la collection Polémos – laquelle accueille des textes visant justement à susciter le débat –, ce court essai s’attaque à l’une des grandes obsessions de l’époque actuelle, celle du progrès techno-scientifique. De fait, et bien que la question de l’informatisation de l’école constitue le fil conducteur de leur ouvrage, c’est avant tout le « culte de l’innovation technologique » (10) qui intéresse ici Martin et Musi.
Apparu durant la seconde moitié du XVIIIe siècle dans une Angleterre en pleine révolution industrielle, ce culte a pris un essor nouveau au cours des années 1950 avec le développement de la cybernétique. Sous l’impulsion de cette science des systèmes, les capacités de calcul et d’analyse de l’humanité ont considérablement augmenté, laissant entrevoir une complète maîtrise du monde par les chiffres et par la technique. Depuis lors, s’« il est permis de critiquer tel ou tel sous-aspect de la technologie », il est, en revanche, nettement plus difficile de critiquer « la technologie elle-même » (22), que l’on conçoit volontiers comme la solution à tout type de problèmes. Sachant par ailleurs que le progrès techno-scientifique est aujourd’hui largement inféodé à des impératifs économiques et financiers, il est de bon ton d’assimiler toute critique de la technologie à un crime de lèse-capitalisme et, par conséquent, à une attaque en règle contre l’ordre dominant.
À rebours de cette logique, les auteurs de Bienvenue dans la machine en appellent au principe de précaution de Hans Jonas et à l’idée selon laquelle il convient de « s’abstenir d’agir si un risque important est envisageable » (157). Or quoi qu’en disent les tenants de l’« idéologie du progrès » (108), les risques associés au développement techno-scientifique sont aujourd’hui loin d’être négligeables et concernent aussi bien « notre environnement extérieur [que] notre vie intérieure » (34). Dans ces conditions, Martin et Mussi soutiennent que notre devoir est de « rejeter en bloc » (173) les formes actuelles de la technique ; non pas de leur trouver de meilleurs usages – des usages plus inclusifs ou plus écologiques, par exemple –, mais de les abandonner entièrement.
À n’en pas douter, il y a quelque chose comme un souffle conservateur qui parcourt le livre de Martin et Mussi. Ceux-ci le reconnaissent d’ailleurs au moins implicitement, en faisant çà et là référence à des auteurs tels que Jean-Claude Michéa et Georges Bernanos. Cela étant, les deux auteurs de Bienvenue dans la machine sont tout sauf des réactionnaires ; ils estiment simplement que « le progrès ne se mesur[e] [pas] qu’en termes économique et technologique » (31) et que, à tout prendre, ce sont moins des changements techniques que politiques qui s’imposent à nous actuellement. Dans le prolongement de la pensée de Hannah Arendt, ils stipulent également que « toute innovation future repose d’abord sur une éducation qu[i] […] cherche à préserver et à transmettre ce qui était estimé […] par ceux d’avant » (53). Pour Martin et Mussi, l’idée n’est donc pas que le présent se soumette béatement au passé ; ce qu’il faut, c’est plutôt que le passé puisse servir de guide pour le présent, qu’il soit à la fois un garde-fou et une source d’inspiration. Aussi Martin et Mussi refusent-ils de voir l’institution scolaire, – et la culture qui la fonde, – être sacrifiée sur l’autel de la course au profit.
Si les deux auteurs de Bienvenue dans la machine accordent une telle importance à l’école, ce n’est pas uniquement parce qu’ils sont professeurs au collégial; c’est aussi, et peut-être surtout, parce que « la société dans son ensemble […] se (re)produit […] à l’école » (177). C’est à cette dernière, en effet, qu’il incombe normalement « d’initier au monde » (71), c’est-à-dire d’introduire à la « complexité » et à la « densité » de l’expérience humaine (56) ; et c’est à elle, également, qu’il revient de contribuer à la formation des futur·es citoyen·nes, en stimulant pour cela l’autonomie et l’esprit critique des étudiant·es. S’en prendre à l’école, chercher à tout prix à l’arrimer aux exigences du marché, – en lui imposant de se soumettre aux rythmes effrénés de la production de valeur et en la forçant à adopter tout un appareillage technique et numérique, – c’est donc, pour Martin et Mussi, agir contre la fonction première de l’éducation, contre son rôle de transmission et de socialisation. Et parce que « l’école n’évolu[e] pas en vase clos », c’est à la racine de ce mouvement de dissolution de l’institution scolaire qu’il convient selon eux de s’attaquer, c’est-à-dire à « l’emprise croissante du dispositif techno-économique sur la vie » (180).
La tâche à laquelle nous convie Bienvenue dans la machine n’a donc rien d’une évidence, ni sur le plan pratique ni sur le plan idéologique. Cependant, si l’on partage avec ses auteurs un souci pour ce que le poète martiniquais Edouard Glissant nomme le « Tout-Monde », et si l’on reconnaît, avec eux, que ce « Tout-Monde » est aujourd’hui menacé de disparition par l’action combinée du capital et de la technique, alors on conviendra, avec eux encore, de la nécessité et de l’urgence d’opérer un complet dépassement de l’ordre économique en place.
- Auteurs: Éric Martin et Sébastien Mussi
- Maison d’éditions: Écosociété
- Date de parution: 15 février 2023
- Nombre de pages: 181
Crédit photo : Antoine Deslauriers