Essai Nouveauté Quoi lire?

Victor et moi

La directrice des ressources humaines

(Balayant du revers de la main les bouts de peau morte.)
À quoi un enseignant doit-il se rendre utile?  

Le candidat 

À ne plus l’être.  

  Jean-Marc Limoges, Victor et moi, p. 113.  

  

Les éditions du Boréal ont fait paraître en août dernier Victor et moi, un essai de l’écrivain et professeur Jean-Marc Limoges. Sous-titré Enseigner pour se venger, cet essai témoigne avant tout d’une furieuse envie d’en découdre avec le monde scolaire. Mêlant souvenirs de jeunesse, expériences d’enseignement et commentaires de texte, Limoges propose une méditation passionnée sur les rouages d’une institution avec laquelle il entretient une relation pour le moins tendue : l’école.  

Issu d’un milieu populaire, l’auteur de Victor et moi a rapidement compris qu’il aurait du mal à se faire une place dans le monde scolaire ; non pas tellement en raison de la pauvreté dans laquelle il évoluait alors, mais parce qu’il dut faire face, dès son entrée au primaire, à des hommes et à des femmes qui ne savaient dire autre chose que : « c’est plate, mais c’est comme ça! » (p. 18) Lui qui espérait des explications, qui souhaitait qu’on l’emmène ailleurs, était sans cesse freiné dans son élan, réduit au silence par ceux et celles qui avaient pourtant pour mission de le rendre meilleur. Pis encore, s’il avait l’audace de relever une imprécision ou une incohérence dans le discours de ses professeur.e.s, on le rabrouait sans ménagement. Aussi, lorsque Limoges écrit : « du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé apprendre, mais je n’ai jamais aimé l’école » (p. 21), il faut sans doute y voir une critique de la forme de l’enseignement qu’on lui a inculqué, plutôt qu’une condamnation de l’institution scolaire elle-même. D’autant que l’école, Limoges ne l’a finalement jamais vraiment quittée, poussant ses études au-delà du doctorat et travaillant, vaille que vaille, pour différents milieux d’enseignement. On aurait tort, dans ces conditions, de réduire son propos à sa verve mordante ou à ses jugements parfois tranchés. Limoges en a certes beaucoup contre l’étroitesse d’esprit du corps professoral ; mais c’est parce qu’il tient le travail de l’enseignant.e pour une œuvre de découverte de soi et du monde.    

Victor et moi ne manque, par ailleurs, pas d’humour, son auteur aimant à jouer avec les mots aussi bien qu’avec les formes. Ainsi, parmi la petite dizaine de textes qui le compose, on en trouve qui approchent le théâtre, le poème en prose et l’aphorisme. L’ensemble n’en demeure pas moins d’une très grande cohérence, d’une part grâce à la stricte imbrication des thèses que défend Limoges, d’autre part grâce à une utilisation particulièrement habile des ressources de la langue littéraire. Car, Victor et moi est porté par une écriture qui n’a rien de maladroit ou de fortuit et qui, loin d’être surajoutée, rend beaucoup plus tangible les situations qui y sont exposées. C’est l’écriture que déploie Limoges qui donne corps à ses réflexions sur le statut et la figure de l’enseignant.e, et c’est elle, également, qui lui permet de traduire au mieux des impressions souvent complexes et fugitives.  

S’il est plusieurs fois question de l’idéal pédagogique humaniste de Montaigne dans Victor et moi, c’est surtout l’esprit antiphrastique d’Oscar Wilde qui porte ce livre. Limoges cultive en effet un certain goût pour les oxymores et les paradoxes, dont il émaille ses phrases, et qui donnent une physionomie toute particulière à sa pensée. Or, comme chez Wilde, ces oxymores et ces paradoxes n’ont pas qu’une fonction esthétique ; ils servent également à révéler les lacunes et les inconséquences du sens commun. Limoges suggère ainsi qu’« il faut […] avoir été un mauvais élève pour être un bon professeur » ; car, explique-t-il, « les “premiers de classe” ne comprennent jamais pourquoi les autres ne comprennent pas ». (p. 114)  

Au reste, l’auteur de Victor et moi n’est pas tendre avec les « pédagogues » et autres fanatiques du programme, qu’il tient pour largement responsables de la faillite de l’école et, plus globalement, de l’étiolement des lettres. Déplorant leur manque d’enthousiasme et leur propension à éluder toute forme de plaisir, il dénonce en outre leur conformisme creux et leur attachement, creux lui aussi, aux règles et aux procédures. Là encore, ce n’est pas l’idée que l’enseignant.e. puisse faire autorité que Limoges critique ; c’est ce qui en est fait actuellement et qui, affirme-t-il, débouche trop souvent sur une « inertie de la forme » (p. 22), c’est-à-dire sur une fidélité à des moyens – les méthodes d’enseignement – et non à des fins – les étudiant.e.s. Nul mot d’ordre, donc, mais une certitude, mainte fois éprouvée, et que Limoges résume par cette formule : « Le prof ne donne pas de cours. Il construit la société de demain ». (p. 30)    

  • Auteur : Jean-Marc Limoges  
  • Maison d’édition : Boréal  
  • Parution : 17 août 2021  
  • Nombre de pages : 160  

Crédit photo : Antoine Deslauriers  

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