J’avais fini ma critique de Filles (2017, Éditions de l’Écrou) dans Page par Page de cette façon : « Bien qu’elle ait déjà publié chez Metatron en anglais son recueil A little death around the heart en 2014, Filles est son premier livre de poésie publié en français. On attend son second, que l’on espère aussi sauvage, avec impatience. » C’est donc peu dire que j’avais de grandes attentes. Je dois toutefois avouer que j’ai commencé ce nouveau livre de l’autrice un peu à reculons. Les premières pages ne m’ont pas immédiatement séduite, je croyais y déceler un reproche maintes fois faits à certains livres actuels : un ressassement du spleen et de l’ennui qui me semblent être le sort de gens privilégiés qui se regardent eux-mêmes plutôt que le monde dans lequel ils vivent.
Mais c’était sans compter la persistance de Marie Darsigny. Avec Trente, elle ne lâche pas le morceau. Et ce sera d’abord ce caractère franchement obsessionnel qui fera de son livre une œuvre : elle s’obstine à disséquer mois après mois, chacune des émotions qui la consument pour mieux les transcender. Dans la répétition incessante, elle montrera sa propre aliénation tout en faisant référence à ces femmes maudites et à leurs névroses. Dans la foulée, elle s’inscrira dans une lignée de femmes fortes et pourtant abîmées. Des femmes qui osent pointer et parler de ce qui les carbonise au point de les éteindre.
« … vous pourrez dire que j’ai laissé tomber, que j’ai abandonné, que je me suis sauvée en vous laissant pleurer ma disparition, vous chignerez sur mon absence que vous oublierez probablement assez vite de toute façon, il faut arrêter de croire que les morts prennent toute la place même si la mort, elle, est omniprésente dans nos vies, je vous jure que tous ceux qui ont disparu de cette existence disparaîtront aussi de votre esprit, c’est inévitable, irrémédiable, je chemine sur une longue pente descendante, je vous verrai peut-être en bas de la côte, je vous crierai qu’il fait bon s’effacer, qu’ici-bas les jours perdent de leur lustre, le cristal ternit, la coupe déborde, éclate, explose, le champagne se répand tout autour et je me baigne dedans jour après jour, enfin libérée d’avoir existé. »
Par la répétition, les nombreuses citations, les mentions d’autrices dépressives, Darsigny inscrira son terrassement dans le collectif, notamment dans le sort réservé aux femmes en général et aux artistes en particulier. Ce faisant, Trente n’est pas la litanie paresseuse qu’on serait tenté de voir avec un premier regard inattentif, mais un livre résolument féministe et politique. Il crie le mal-être des filles, leur fièvre, leurs vertiges, mais aussi leur fureur.
- Autrice : Marie Darsigny
- Nombre de pages : 147 pages
- Date de parution : 2018
- Éditeur : Remue-ménage
- ISBN : 978-2-89091-647-0
Crédit photo : Caroline Dawson