Pourquoi a-t-on refusé aux femmes la pratique de la médecine pendant si longtemps? Bien que ce soit une question légitime et pertinente, la réponse fait sourciller : il n’y a aucune justification historique à l’exclusion des femmes de la pratique de la médecine[1]. Pour ajouter l’insulte à l’injure, les deux autrices constatent que l’oppression de ces femmes en tant que travailleuses de la santé est intimement liée à leur oppression en tant que femmes[2].
Pour bien comprendre, il faut remonter aussi loin qu’au Moyen-Âge, époque où deux visions principales de la médecine s’opposaient. D’une part, la pratique médicale des médecins[3], basée en grande majorité sur la religion et sur la théorie des humeurs formulée par Hippocrate et Galien, connaissait de cuisants échecs. Celle de la sorcière, d’autre part, reposait sur des connaissances et méthodes empiristes ainsi que sur son expérience[4]. Étant souvent l’unique recours et remède médical du peuple, l’un des crimes dont on accusait la sorcière était de… guérir. Elle fut donc rapidement considérée comme une menace politique, religieuse et sexuelle pour l’Église et l’État. Puis, en faisant de la médecine une profession nécessitant une formation universitaire dès le XIVème siècle, il fut facile d’en interdire l’accès aux femmes[5]. Par conséquent, toute femme exerçant la médecine sans l’avoir préalablement étudiée était une sorcière. S’en suivra donc une persécution légale et systémique : la tristement célèbre chasse aux sorcières qui durera près de quatre siècles[6]. Au final, ce sont des milliers de femmes qui seront tuées. N’y a-t-il pas là le plus grand féminicide de l’Histoire, comme l’écrivait l’historien français Jules Michelet? Assurément, l’Église a du sang sur les mains.
Si les femmes se sont vues interdire la pratique de la médecine pendant longtemps, elles n’ont pas été des « éléments passifs dans l’histoire de la médecine[7] » pour autant. D’ailleurs, dès la moitié du XXème siècle, la lutte des femmes en tant que travailleuses de la santé connaît certaines avancées. En effet, une quantité infime de femmes ont (enfin!) accès au domaine. Toutefois, les reproches formulés à leur égard sont à la fois sexistes et paternalistes[8]. Par exemple, on disait de ces femmes médecins que la taille de leur cerveau était trop petite pour l’intelligence, qu’elles cherchaient à être des hommes, que leur état de subordination était biologique, que l’activité intellectuelle avait des effets nocifs sur leurs organes reproducteurs[9], etc. La plupart des femmes qui souhaitaient travailler dans le domaine de la santé devait donc se résoudre aux soins infirmiers; le soin des malades était considéré à l’époque comme naturel voire instinctif pour la femme, cette « aide patiente et obéissante »[10]. D’ailleurs, on retrouve encore aujourd’hui des traces de ce « sexisme institutionnalisé[11] », alors que la proportion d’infirmières atteint 88,4% en 2021[12].
Si plusieurs se réjouissent d’avoir brisé le plafond de verre une fois pour toutes puisque 54% des médecins actifs en 2022 sont des femmes[13], ce n’est pas l’avis de la Dre Ainsley Moore (Université McMaster) et de Nazia Peer (Unity Health). Leur analyse, publiée en 2021, fait notamment état d’un « racisme systémique et structurel […] qui accentue leur sous-représentation dans les postes de direction[14] ». De plus, il faut souligner que les subventions nécessaires à la réalisation de recherches en médecine, qui sont généralement coûteuses, sont plus souvent accordées à des hommes.
Bref, quoique la culture tende à nous présenter des sorcières plus attachantes depuis les années 1990[15] ̶ on peut penser aux célèbres livres jeunesse Harry Potter ou à la série télévisée Sabrina, l’apprentie sorcière ̶ , cette image clichée généralement négative de la sorcière persiste dans l’imaginaire culturel et social. Il suffit de rappeler la manière dont Hillary Clinton a été qualifiée par ses adversaires lors de l’élection présidentielle américaine de 2016. Il y a donc encore beaucoup de pain sur la planche, mais chose certaine, le 31 octobre je me déguise fièrement en sorcière!
- Autrices : Barbara Ehrenreich et Deirdre English
- Nombre de pages : 105
- Date de parution : deuxième trimestre 2018
- Éditeur : Les Éditions du remue-ménage
- Nombre de mots : 643
Crédit photo: Kathryn Blanchette
[1] Livre à la p 98.
[2] Livre à la p 100.
[3] Nous précisons ici que 100% des médecins étaient des hommes.
[4] Livre aux pp 36, 40 et 41.
[5] Livre à la p 45.
[6] Du XIVème au XVIIème siècle.
[7] Livre à la p 97.
[8] Livre à la p 70.
[9] Livre à la p 17 et 88. La majorité de ces affirmations sont tirées d’un manuel d’obstétrique de 1848.
[10] Livre aux pp 83 et 93.
[11] Livre aux pp 96 et 97.
[12] Chiffres de 2020-2021 de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec. https://www.oiiq.org/documents/20147/11892088/Rapport_statistique_2020-2021.pdf à la p 24.
[13] Chiffres du Collège des médecins du Québec. http://www.cmq.org/statistiques/age-et-sexe.aspx.
[14] Andrea C. Tricco, Ivy Bourgeault, Ainsley Moore, Eva Grunfeld, Nazia Peer and Sharon E. Straus. (16 février 2021). Advancing gender equity in medicine. Canadian Medical Association Journal. 193 (7). https://www.cmaj.ca/content/193/7/E244.
[15] Pour aller plus loin sur ce sujet, voir Maryse Sullivan. (2019). Entre fiction et histoire : la construction de la figure de la sorcière dans la littérature contemporaine. [Thèse, Université d’Ottawa].