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Sa disparition – Un roman d’enquête en CHSLD

Aline, résidente en CHSLD de quatre-vingt-dix ans, s’est évanouie dans la nature. Résolue à la retrouver au plus vite, sa petite-fille se déguise en préposée aux bénéficiaires et arpente les couloirs, cognant aux portes, interrogeant, observant, prenant des notes, en quête de témoins, d’indices, d’informations. Avec aux lèvres cette obsédante question : comment une vieille dame en fauteuil roulant a-t-elle ainsi pu disparaître ? Ce qu’elle ignore, c’est que son enquête la conduira autant au fond d’elle-même que dans les mécaniques d’une institution qui efface et engloutit celles et ceux qui la peuplent et la hantent. 

Dans ce récit, l’enquête de la détective amatrice se fait investigation journalistique, la narratrice mêlant ses pensées personnelles aux témoignages, rapports ministériels, lettres ou rendus de justice qu’elle collecte. Elle ausculte, scrute, fouille, écoute les autres résident.e.s, dans une traque aux rêves, aux doutes, aux mélancolies, aux faillites, documentant méticuleusement un environnement croche et anomique. C’est ainsi que l’on assiste, à travers ses yeux médusés, au cahotement tragique et burlesque d’une nef des fous où chaque individu maintient comme il le peut l’intégrité de sa bulle, contre les vents ébouriffants de la sénilité, et malgré les médicaments, les traitements sommaires, la solitude, les deuils. 

Notes au carnet : 

112 – marmonne  
113 – cherche ses cigarettes qu’elle ne fume plus depuis huit ans 
114 – regarde un magazine 
(…) 
119 – transforme une napkin en confetti 
120 – hoche la tête 
121 – caresse les manches de son gilet 
122 – grince des dents 
123 – gémit à en perdre haleine 
124 – récite « Je vous salue Marie » 

– p. 50

Rapidement toutefois, la réalité se trouble au fil de la pharmacopée que la narratrice ingère pour naviguer dans ces lieux qui la désemparent. Le tissu même de la temporalité s’étire et s’étiole, nous faisant perdre la notion des heures, des jours. Dans un monde si clos et si routinier qu’il en devient carcéral, tout la contamine : les soupçons, les angoisses, la résignation de ne jamais comprendre, la perte de repères, mais également la démence, les hallucinations, et finalement toute la fantasmagorie sur laquelle les résident.e.s chevauchent pour fuir, échapper à ce réel suffocant. Et l’on glisse avec eux, avec elle, sans rien pour s’accrocher, le roman devenant tour à tour conte surréaliste, fable fantastique, récit d’évasion, allégorie d’une caverne aux échos déroutants. 

Vers la chambre 412, notre tâche se complique. Les humains enfin estompés, les objets se mettent à discuter entre eux. Dans chacune des chambres, nous surprenons leurs murmures. « Tu crois que c’est bon ? » « Ça va toi ? » « Elle me paraît partie pour un bout. » « Attends, je la chatouille pour voir. » Rapidement, ils s’enhardissent. (…) Au troisième, les yogourts et les contenants de jus se jettent du comptoir et s’éclatent sur le carrelage (…) Des pantoufles se réunissent en piles ici et là, folâtrant allègrement. J’ouvre la porte de la salle de bain pour me jeter un peu d’eau sur le visage, et j’y trouve des dossiers de patients qui prennent leur bain dans la toilette. 

– p. 187

On aurait tort de croire que ce roman cède au pathos. Malgré le sérieux de son sujet et le drame que vit sa narratrice, le ton est souvent cocasse, poétique, multipliant les clins d’œil aux classiques du genre, de Sherlock Holmes à Maigret, en passant par Hercule Poirot.  

Sans doute aussi, ces bouffées de légèreté sont-elles dues à ce que la narratrice bénéficie d’une certaine solidarité locale. De la part de Valentina, la préposée de sa grand-mère. Ou encore des résidents qui la guident, la soutiennent, se faisant successivement complices, mentors, grands-parents de substitution. Mais c’est surtout d’elle-même que finit par venir la lumière, lorsqu’elle découvre les ressources insoupçonnées de la tendresse, de la patience. Il y a ainsi, çà et là, ces moments où la fausse préposée se laisse toucher par les êtres qui l’entourent, et leur manifeste une bienveillance pure, donnant lieu à des pages émouvantes d’humanité et de délicatesse. Comme si le cœur devait s’ébrécher pour révéler sa puissance d’empathie, pour s’ouvrir à l’Autre. 

Sa main caresse la courtepointe. Son doigt trace le contour des petits carrés, labyrinthe de souvenirs. Parcours aveugle et sensible (…)
Je place ma main sur la sienne. 
Je respire avec elle. 
Jusqu’à ce que le sommeil vienne l’embrasser. 

– p. 89

Si les tons et les registres varient à ce point, si autant de couches se superposent, c’est qu’il faut plonger dans les gouffres du choc et du déni pour finalement trouver le courage de se questionner sur ce qu’il aurait fallu faire, pour se déciller sur ce qui s’est véritablement passé. Car le problème est là, cuisant, poignant : quelle place donner aux êtres qui vieillissent, dans notre civilisation de performance, individualiste au point d’être inhumaine, aveugle à ses marges, captive de sa frénésie d’agir stérile et destructrice ? 

Je choisis encore quelques titres que je place dans ma boîte. Je la soulève et m’apprête à quitter la pièce quand je suis prise d’un vertige. La boîte m’échappe. Je m’appuie à une étagère. (…) Je tressaille, traversée d’un grelottement incontrôlable. Je voudrais pouvoir pleurer. Mais on n’a pas choisi de faire les choses ainsi. Je regarde les livres qui se sont échappés de la boîte, renversée sur la vieille moquette couleur mousse. Au lieu de s’acharner à tout vider, je voudrais qu’on essaie de reconstruire quelque chose, rien qu’un bref instant, ici, entre ces briques qui nous ont vus grandir, tous. Reconstruire une dernière fois plutôt que de s’acharner à effacer, démanteler, démentir, oublier. 
Nous recueillir en nous tenant par la main. 
Allumer des chandelles. 
Partager du pain et du vin. 
Lire un poème. 

– p. 179 

Sa Disparition est le premier roman d’Olivia Delachanal. D’une certaine façon, ce texte polyphonique, que l’autrice aura mis sept années à écrire, tombe à point dans la présente actualité. Et pour un coup d’essai, c’est un véritable tour de force.  

  • Titre : Sa disparition 
  • Autrice : Olivia Delachanal 
  • Éditeur : XYZ – Collection Quai No5 
  • Année : 2021 
  • Nombre de pages : 217 

Crédit photo : Joan Sénéchal

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