L’œil du maître n’est pas le premier ouvrage que l’essayiste Dalie Giroux consacre à la question décoloniale. Dans un livre qu’elle faisait paraître en janvier 2019 – Parler en Amérique –, celle qui est aussi professeure de théories politiques et féministes à l’Université d’Ottawa s’attachait en effet déjà à rendre compte des tensions historiques – et notamment coloniales – dont est porteur le français oral parlé au Québec. Avec L’œil du maître, son attention se fixe sur les ambivalences contenues dans le mythe du « maître chez nous » ; sur les très nombreux paradoxes qui travaillent l’idéal souverainiste ; ainsi que sur les différentes inégalités qu’a engendrées la Révolution tranquille. À l’instar du Nietzsche de la Généalogie de la morale – auquel elle emprunte pour partie sa méthode –, Giroux cherche à remonter aux sources de cette matrice de l’identité québécoise, non pas uniquement pour en dévoiler les contradictions ou les manquements, mais également pour en extraire la part d’insoumission et de potentialités cachées. Car il y a, affirme Giroux, un formidable pouvoir de subversion qui sommeille dans le vieux rêve d’affranchissement national et qui, s’il était correctement appréhendé, pourrait donner un souffle inédit aux aspirations politiques des groupes et des gens d’ici.
Ce disant, il n’est pas question, pour elle, de nier – ou même de minimiser – les effets résolument mortifères de la posture actuelle des tenants du projet souverainiste ; il faut, pense-t-elle au contraire, les assumer et faire en sorte que leur dépassement puisse déboucher sur d’autres récits, sur d’autres façons d’habiter et de célébrer le territoire qu’occupe actuellement le Québec. Et cela passe notamment par un décloisonnement radical de l’imaginaire et des pratiques collectives de la Belle Province, c’est-à-dire par un réinvestissement intellectuel et affectif de tous les aspects qui informent aujourd’hui les luttes pour l’émancipation. Giroux ne se contente d’ailleurs pas d’en appeler à de nouvelles formes d’être ensemble ; elle s’emploie, hic et nunc, à faire surgir ces alliances et ces amitiés, d’une part en reconnaissant l’ambiguïté même de la démarche indépendantiste, – de ses aspirations comme de ses concepts –, d’autre part en faisant droit aux écrits et aux voix d’écrivain.e.s autochtones et afro-descendant.e.s. Il en résulte une œuvre qui, sans être à proprement polyphonique, laisse tout de même poindre tout un faisceau de manières d’être, de voir et de parler.
D’aucuns trouveront peut-être le livre de Giroux trop cassant. L’autrice, il est vrai, ne ménage pas son sujet et ses lecteur.trice.s, abordant de front, – et dans une langue parfois dure –, quelques-uns des grands poncifs de « l’imaginaire colonial québécois ». Est-ce à dire, pour autant, que son propos n’est pas juste, ou qu’elle verse dans d’inutiles provocations ? Rien n’est moins sûr, puisque l’intransigeance du discours que porte ici Giroux s’appuie sur un travail d’interprétation et de documentation absolument exemplaire et qui, sans être tout à fait nouveau, demeure assez peu connu hors de certains milieux universitaires et militants. Or s’il fallait éventuellement regretter quelque chose de ce parti pris rhétorique, ce serait de laisser sur le bas-côté tous ceux et toutes celles qui ne souscrivent pas d’emblée aux prémisses sur lesquelles repose L’œil du maître. Car en ne prenant pas toujours soin d’expliciter ses présupposés historiques et épistémologiques, il est à craindre que le propos de ce livre ne puisse être entendu que par ceux et celles qui y sont déjà sensibles. Cela étant, Giroux ne donne pas l’impression de se formaliser outre mesure de cet enjeu et parait même parfaitement assumer le caractère exigeant et entier de son travail. Et c’est là, après tout, la marque de toute œuvre d’à-venir : obliger à des remises en question des modalités du pensable, quitte pour cela à bousculer les plus solides évidences.
- Autrice: Dalie Giroux
- Éditions: Mémoire d’encrier
- Parution: 2020
- Pages: 183.
Crédit photo : Antoine Deslauriers