Dans « La Maison », Emma Becker devient Justine, la pute, la French girl, l’aimable, la tourmentée, décidée à offrir au monde extérieur une vue de l’intérieur, un quotidien de prostituée affairée derrière les portes closes de La Maison, dans un Berlin quelconque de 3 millions et demi d’habitants.
Les parfums, les odeurs, la sueur, les couleurs, les humeurs, les envies… de cul, de réconfort… le besoin de se raconter aussi, le besoin de se vider, de se venger, de soumission, de violence, le besoin de réconfort, le temps qui passe, les cigarettes que l’on fume dans la petite cour arrière du jardin, l’attente, le fric, les dettes, l’espoir, l’attente encore, celui-là qui ne bande pas, celui-ci qui veut vous mettre un doigt au cul, l’égoïsme de l’homme, l’abandon de la femme, rien , mais absolument rien n’est laissé à l’écart dans ce récit d’une pute à une autre, raconté par et pour la femme. (Les hommes sont les bienvenus, bien entendu.)
« La Maison », c’est s’obliger à une réflexion sur la femme, la féminité et…notre rapport à notre propre sexe, sous toutes ses coutures, au sens propre comme figuré. Les banalités quotidiennes d’un bordel berlinois racontées par l’autrice nous font presque oublier le poids du métier, jusqu’à ce que…la pute reprenne sa place. Avec à ses côtés, Hildie, Gita, Lotte, Paulette, Delilah, Lorna ou encore Birgit.
Il y a tellement de silences en elle, des silences de femme et de mère auxquels je suis étrangère et que je ne peux pas gérer, je suis trop lâche pour ça. Il y a en elle dix années à apprendre le sang-froid et l’humour noir pour ne plus être blessée de rien, dix années à justifier ces absences régulières, dix années de résignation qu’on déteste appeler comme cela. Dix années à se dire qu’il y a pire que la prostitution au fond, comme crever de faim ou de crever de faim avec son enfant, ou de frôler l’expulsion à chaque début de mois et de ne plus en dormir, et de mendier auprès des amis, des parents, comme de supporter une vie ne permettant que le strict minimum pour ne pas mourir d’ennui, comme de sentir s’étioler ses rêves fous de jeunesse, un par un, pour de basses et implacables raisons d’argent. On peut taire tout ça, mais il y a toujours un instant où cette vague de désespoir s’abat sur n’importe quelle pute, même sur moi qui me planque derrière un bouquin, une expérience, moi qui ai vingt-cinq ans et encore de beaux jours à venir, tant au bordel qu’ailleurs.
Dans « La Maison », Emma Becker confronte le lecteur à sa propre humanité, à son hypocrisie, à ses fantasmes inavoués, mais surtout, l’autrice nous offre un roman à l’état brut, sans pudeur, libre de toutes conventions. « La Maison », c’est un coup de gueule au puritanisme ambiant. Un récit sans lunettes roses, sans artifice, à la fois percutant et tout aussi lumineux.
À propos :
La Maison est le 3e roman d’Emma Becker, après « Mr », (2011) « Alice », (2015). Pour ce roman, l’autrice a travaillé pendant deux ans dans une maison close. Il en ressort un livre empreint de vérité, où l’on remet en question à la fois le choix de l’autrice d’être allée « aussi loin », mais où l’on salue par le fait même le courage d’être allée au bout de cette histoire que vivent tant de femmes, d’hier à aujourd’hui et, nous le devinons rapidement, pour des siècles à venir.
- Autrice: Emma Becker
- Éditions: Flammarion
- Date de parution: septembre 2019
- Nombre de pages : 368