Croire aux fauves est le récit autobiographique haletant, presque surnaturel, de la rencontre brutale entre l’anthropologue Nastassja Martin et un ours. Alors qu’elle se trouve sur son terrain de recherche en Russie orientale, dans la péninsule du Kamtchatka, celle-ci est sauvagement attaquée et survit miraculeusement. Mais Nastassja Martin n’en sort pas indemne : les séquelles sont bien sûr physiques et psychiques, mais surtout, métaphysiques. Car l’anthropologue sent qu’une part de l’ours reste en elle, accrochée, plantée.
L’ours est parti depuis plusieurs heures déjà maintenant et moi j’attends, j’attends que la brume se dissipe. La steppe est rouge, les mains sont rouges, le visage tuméfié et déchiré ne se ressemble plus. Comme au temps du mythe, c’est l’indistinction qui règne, je suis cette forme incertaine aux traits disparus sous les brèches ouvertes du visage, recouverte d’humeurs et de sang : c’est une naissance, puisque ce n’est manifestement pas une mort.
– p.13
La plume de Nastassja Martin est puissante, organique, mêlant étonnamment concepts de sciences humaines et images poétiques. La narration elle-même est déchirée, faite d’aller-retour, tournant autour de la plaie, du choc de la rencontre, comme une spirale où le passé et l’avenir se font écho, où ce qui advient était déjà en germe dans ce qui n’était pas encore. Comme un destin, une résonance, une force d’attraction magnétique exercée par la nature en nous sur la nature hors de nous.
Je me dis sans me l’avouer que j’ai dû chercher sur la plaine d’altitude celui qui révèlerait enfin la guerrière en moi ; que c’est sûrement pour cette raison que lorsqu’il m’a coupé la route je ne l’ai pas fui. Au contraire, j’ai plongé dans la bataille comme une furie et nous avons marqué nos corps du signe de l’autre. Je me l’explique difficilement, mais je sais que cette rencontre a été préparée. J’ai de longue date posé tous les jalons nécessaires pour me mener dans la gueule de l’ours, vers son baiser. Je me dis : qui sait, peut-être que lui aussi.
– p. 85-86
Ce récit doit également sa force à la bataille que Nastassja Martin mène pour guérir, une fois sauvée. Un processus complexe, douloureux, qui n’est pas sans rappeler celui que peuvent vivre les victimes d’agressions humaines: la violence d’une altérité qui vous blesse, qui revendique un droit sur votre chair, à votre corps défendant. Avec ceci de plus que, dans le cas présent, ce sont deux traditions thérapeutiques radicalement opposées qui s’entrechoquent pour la soigner. D’une part, celle, mystique, des peuples Évènes avec qui elle vit et qui l’appelaient déjà la femme-ours avant même cette attaque, qui déchiffrent son drame à l’aune d’une pensée magique où créatures humaines et non-humaines sont enchevêtrées de toute éternité. D’autre part, celle, rationnelle et dualiste, des chirurgiens et des psychologues occidentaux qui tentent de rafistoler la machine de son corps et de son esprit avec la maladresse dogmatique des spécialistes qui ne saisissent pas que c’est l’âme profonde de tout son être qui est irrémédiablement ébréchée.
Entre ces deux mondes qui peinent à comprendre et traiter son mal, l’anthropologue devra trouver une retraite, un tiers-lieu de convalescence où elle apprivoisera son nouveau visage. En faisant l’anthropologie de sa propre identité, mixte et défigurée.
D’un bout à l’autre, un témoignage époustouflant et magnifiquement écrit.
- Autrice : Nastassja Martin
- Maison d’édition : Verticales
- Nombre de pages : 151
- Année de parution : 2019
Crédit photo : Joan Sénéchal