Valérie Lefebvre-Faucher a publié en fin d’année dernière Promenade sur Marx, un ouvrage dans lequel l’autrice et éditrice s’emploie à (re)penser l’apport des femmes à l’histoire intellectuelle et littéraire. Reprenant les réflexions d’un texte qu’elle avait d’abord fait paraître dans la revue Web Raisons sociales, Lefebvre-Faucher cherche avant tout à rendre compte de la présence de celles qui ont accompagné certains des plus grands écrivains et penseurs. Pour elle, notamment, le nom de Marx ne renvoie pas uniquement à la figure solitaire et surplombante du célèbre auteur du Capital ; il désigne également toute une fratrie – toute une « bande » – dont les préoccupations littéraires et féministes ont certainement informé la théorie marxienne. Lefebvre-Faucher remarque d’ailleurs très justement que si l’historiographie marxiste admet aisément la contribution d’Engels à l’élaboration de l’œuvre de Karl Marx, elle se fait beaucoup plus circonspecte lorsqu’il s’agit de reconnaître l’implication des femmes dans la composition de cette œuvre. Et pourtant, affirme Lefebvre-Faucher, cette implication déborde largement le cadre du travail domestique – au reste déjà fort conséquent – et concerne aussi bien la traduction et l’édition des écrits du philosophe que leur édification théorique et politique. De fait, ce sont les filles de Karl Marx qui, par leurs activités intellectuelles et militantes, l’incitent à pousser plus avant ses recherches sur la condition des femmes de la classe ouvrière. Il est ainsi redevable à Eleanor – la cadette – de s’être emparée de la question du féminisme et d’en avoir fait une lecture rigoureusement matérialiste. Quant à Jenny, sa femme, elle n’est sans doute pas étrangère à la causticité de ses écrits, non plus qu’à leur composante ethnographique.
Reste que Promenade sur Marx n’est pas toujours convaincant, et ce notamment quand Lefebvre-Faucher s’emploie à faire la preuve des interprétations qu’elle avance. Il est en effet des passages de son livre qui laissent comme un arrière-goût d’incomplétude ; non pas tellement en raison de leur invraisemblance – ou de leur fausseté –, mais parce qu’ils reposent sur des rapprochements vagues et imprécis plutôt que sur des liens de faits. En outre, certaines affirmations ont quelque chose de trop péremptoire – ce qui, là encore, laisse un sentiment d’inachèvement et de manque à gagner. Évidemment, le format court du livre oblige à des ellipses ; seulement, en faisant l’économie de développements argumentatifs longs – et de références bibliographiques précises – Lefebvre-Faucher donne parfois l’impression de ne pas pouvoir mener à terme sa démonstration. D’autant que les références sont finalement assez peu nombreuses et tiennent plus de la suggestion de lecture – certes bienvenue – que de l’outil documentaire.
Cela dit, il serait parfaitement injuste de résumer le livre de Lefebvre-Faucher à ces seuls aspects interprétatifs et bibliographiques. Car au-delà de la forme qu’elle donne à ses raisonnements – et des réserves qu’ils peuvent susciter – ce sont surtout les principes épistémologiques qu’elle met en œuvre qui font la force d’entraînement de son livre. Ainsi de l’importance heuristique qu’elle accorde à la correspondance ; puisqu’en raison de son caractère personnel – et donc de la part de confidence qu’elle renferme – la correspondance témoigne souvent des non-dits d’une pensée et permet, par conséquent, d’en approcher les soubassements affectifs et inconscients. Pareillement, si l’on a tendance à hiérarchiser les différentes facettes du processus de production intellectuelle – à sous-estimer, par exemple, la portée d’une discussion informelle –, Lefebvre-Faucher montre que cette tendance empêche de saisir la complexité même de ce processus. Et c’est pour cela, en somme, que son livre est aussi passionnant : parce qu’elle y donne à voir concrètement – dans les diverses anecdotes qu’elles convoquent et les photographies qu’elles présentent – la thèse qu’elle cherche à défendre, à savoir que toute entreprise de pensée est forcément liée à un effort collectif – qu’elle est donc toujours affaire d’engagement et d’amitié.
- Autrice : Valérie Lefebvre-Faucher
- Éditions: les Éditions du Remue-ménage
- Parution: 2020
- Nombre de pages: 71
Crédit photo : Antoine Deslauriers