La prose sensible de Rima Elkouri a toujours su me toucher. La journaliste du quotidien La Presse prend le temps d’esquisser le vrai visage de réalités troublantes, et c’est précieux dans une ère de faux-semblants, de fake news et du dégainage à la Lucky Luke (réagira bien qui réagira le dernier). Elle rend compte, questionne et s’indigne pour informer le plus grand nombre de lecteurs possible et en plus, elle sait agencer les mots pour créer des ressacs. Je la lis depuis plusieurs années pour mieux comprendre les autres et le monde. Manam, premier roman d’Elkouri, est un livre phare, un futur classique de la littérature québécoise.
Manam, c’est le nom d’une petite ville de Turquie qui était composée, au début du siècle dernier, de milliers d’Arméniens. C’est aussi la ville natale de la grand-mère de la narratrice, sa Téta Rose, arménienne qui a dû fuir la Turquie en 1915 en raison du génocide orchestré par le parti au pouvoir. À la mort de Rose, sa petite fille, Léa, entreprend un voyage aux sources pour mieux comprendre ses origines familiales, les traumatismes qui sont venus s’inscrire malgré elle dans son arbre généalogique.
Tout au long du roman, une tresse se tisse entre la petite et la grande histoire, l’une permettant de mieux comprendre l’autre, et entre l’amour d’une grand-mère pour sa petite-fille et vice-versa. L’amour filial, celui qui ne veut pas étouffer sa descendance en exposant les traumatismes, est au cœur du roman.
Bien sûr qu’elle n’avait rien oublié. Mais elle refusait de nous faire porter le poids de sa mémoire douloureuse. Elle refusait de laisser des sédiments de haine se déposer dans nos cœurs. Nous sommes nos silences encore plus que nous mots.
La lecture de ce roman amène le lecteur à s’interroger sur ses origines, à repenser à tous ceux qui ont tissé sa toile familiale, à ce qu’il aura envie, à son tour, de léguer aux siens. «Hérite-t-on du courage comme on hérite des névroses ?» C’est un roman qui interroge le deuil pour mieux mettre en perspective la vie. Tant la petite que la grande. Pour moi, il s’agit de l’un des ingrédients d’un grand roman.
Et je me disais parfois que les pires deuils sont peut-être ceux où personne ne meurt. Ces deuils sans fleurs ni funérailles où quelque chose meurt en nous.
- Autrice : Rima Elkouri
- Nombre de pages : 224
- Date de parution : octobre 2019
- Éditeur : Les Éditions du Boréal
Crédit photo : Karine Villeneuve