C’était la terreur de la liminalité entre le fait d’être une personne et celui d’être un corps, cet espace limité où j’étais une personne contemplant le corps que j’étais sur le point de devenir.
Dans l’embrasure de la porte, Jordan contemple sa mère, malade, dans son lit. Dans cet espace-temps, d’à peine quelques secondes, il se demande si elle est toujours en vie, faisant émerger en lui une fresque de souvenirs et de réflexions portant sur le corps, sur l’âme et la foi, sur la temporalité, la sexualité et, avant tout, sur la relation qu’il entretient avec elle. Une relation parfois conflictuelle, souvent énigmatique, mais également passionnée et effervescente. Une relation portée par l’amour, le respect, matérialisée par la peur, la crainte qu’elle se termine, face à la mort.
Ces quelques secondes se figent face à sa vie qui défile. Porté par des questionnements tant philosophiques que sociaux, Jordan aborde les réflexions fondamentales qui le portent depuis son enfance : qu’est-ce que le corps ? Peut-on le dissocier de l’âme ? Comment dissocier l’être de la technologie ? Qu’est-ce que le corps et le devenir queer, et comment l’art transcende, joue et expose les complexités de l’être ?
Dans ce récit, foncièrement queer et contemporain, Jordan Tannahill nous expose, de manière habile et singulière, sa vision du monde ponctuée de réflexions philosophiques, métaphysiques et artistiques. Mobilisant des théories scientifiques et sociologiques, il dresse le portrait d’une génération engagée et politisée, portée par des idéaux de révolte, de déconstruction des normes, de libération sexuelle. À mi-chemin entre l’essai, l’autofiction et la pop littérature, il joue avec les codes littéraires afin de dresser une fresque vivante, sensible et plurielle, sur fond d’actualités politiques et de théories scientifiques. Mobilisant des personnages touchants et vibrants, il y aborde des évènements majeurs des dernières années (le 11 septembre 2001, Luka Magnotta, le Brexit) tout en vulgarisant les analyses savantes des grand.e.s théoricien.ne.s de l’histoire.
Ce génie du théâtre, cofondateur du Videofag à Toronto, s’avère également un génie littéraire. Liminal, son premier roman, s’avère une lecture essentielle, touchante et captivante. Ode à la vie, à l’érotisme, à la libération, à la pluralité et à l’art, il constituera rétrospectivement, j’en suis persuadée, l’une de ces grandes œuvres du début du siècle. L’un de ces livres qui sommeillent en nous, pour des jours et des mois…
- Auteur : Jordan Tannahill
- Éditions : La Peuplade
- Date de parution : 2019
Crédit photo : Mylène de Repentigny-Corbeil