L’avantage de consommer autant de littérature, c’est de savoir, dès l’incipit d’un ouvrage, s’il saura nous plaire ou s’il vaut mieux passer son tour. L’avantage de vieillir, c’est de passer son tour sans culpabilité lorsqu’une lecture ne nous semble pas assez nourrissante. Et moi, j’aime me faire croire que je n’avale jamais de la piquette. Ma dévotion, quatrième roman de Julia Kerninon, autrice française de 32 ans, est véritablement un très grand cru.
L’histoire est on ne peut plus simple : Hélène, une universitaire sexagénaire, revoit par hasard un ami, Frank, avec qui elle a cohabité durant plusieurs années. Elle ressent un irrépressible besoin de lui raconter leur histoire de son point de vue, leur histoire tissée de silence, de non-dit et d’affection.
Julia Kerninon connaît l’être humain, elle connaît sa complexité, sa beauté et tous ses contours. De ma vie de lectrice, j’ai rarement eu une impression aussi vive d’apprendre sur le genre humain que par cette lecture qui, j’ose le prétendre, est utile, voire nécessaire. L’autrice est passée maître dans l’art de dépeindre des sentiments. Par petites couches, elle retrace la vie de ses deux protagonistes que la vie a réunis à plusieurs reprises comme s’ils étaient, en quelque sorte, aimantés. Kerninon a saupoudré son histoire de révélations qui titillent le lecteur, le rendant, à son insu, voyeur d’une relation qui n’a cessé de se complexifier et qui interroge son propre rapport à l’autre. Les références à la grande littérature qui ponctuent le roman ajoutent une couche de profondeur à cette œuvre qui mériterait une place de choix dans toute bibliothèque qui se respecte. C’est un réel tour de force de créer de l’universel avec de l’intime.
Comme la plupart des gens, lorsque j’ai commencé à me détacher de cette histoire d’amour, j’en ai imputé la responsabilité d’abord à mon partenaire, j’ai puisé aux riches heures des premiers temps pour ciseler des armes sournoises, taillées dans la matière même de notre entente, et donc d’une efficacité inégalable pour la défaire. J’ai retourné ses mots comme ma veste, je l’ai provoqué, humilié, j’ai tout fait pour lui essorer des larmes, j’ai brûlé ce que j’avais aimé parce qu’en quittant quelqu’un nous cherchons souvent d’abord à dire adieu à une version de nous qui en est venue à nous sembler trop étroite, trop usée, et nous nous débattons violemment pour nous en extraire comme d’une venimeuse tunique de Nessus. (p.176)
- Autrice : Julia Kerninon
- Nombre de pages : 313 pages
- Date de parution : mars 2019
- Éditeur : Annika Parance Éditeur
Crédit photo : Karine Villeneuve