Yann Fortier a accepté de me rencontrer dans un café de la Rive Sud pour parler de son premier roman, L’Angoisse du paradis. « Accepter » : le mot est faible, car depuis nos premiers échanges il a montré une générosité et une humilité qui semblent appartenir à une autre époque.
« Je ne suis pas un écrivain, je ne me vois pas comme ça » me dit d’emblée l’auteur de ce roman lauréat 2017 du Prix Adelf-Amopa de la première œuvre littéraire francophone, attribué annuellement à Paris par l’Association des écrivains de langue française. Il en parle comme une de ses « bricoles littéraires » – ses mots -, mais il faut dire que son amour des paroles et des histoires le suit depuis qu’il est jeune, le poussant même à choisir une profession où la rédaction est au coeur de ses journées.
L’Angoisse du paradis est l’histoire de la vie du professeur russe Ivan Zolotov, éclatée en mille fragments ordonnés de façon chronologique, mettant en lumière des situations tantôt tragiques tantôt ridicules, toujours à la limite du réel et pourtant bien possibles. Le roman accompagne le personnage principal tout au long de sa vie, des premiers souvenirs marquants de son enfance à ceux qui ressemblent à ses derniers jours.
« C’est un livre… masculin, je crois. » J’y pense, c’est vrai. Dans une perception conventionnelle à six mille pieds de hauteur en faisant fi du débat actuel sur la définition des genres (je me sens un peu forcée de le dire), masculin renvoie à des éléments présents dans le texte, comme la langue utilisée, la renonciation à un développement plus romantique de la narration, la difficulté du personnage principal à engendrer un attachement émotif auprès du lecteur, ou encore les renvois à un monde – celui de la Russie du siècle dernier – imprégné de camaraderie et d’autorité politique, où la force est avant tout associée à la virilité.
La langue, d’abord: c’est l’expert qui écrit. Le spécialiste des mots, l’habile jongleur de la sémantique, des doubles-sens, parsemant le texte d’acrobaties de style et d’un attachant regard ironique, le sourire en coin, en alternant une narration des faits et un répertoire linguistique journalistique à des plongées délicieusement poétiques. Parfois, il provoque le lecteur par la répétition ou par l’association de paroles produisant des étincelles dans son imaginaire et dans ses sens.
Le lecteur doit faire son chemin, il doit s’engager dans le roman. Je ne peux pas tout lui dire, je préfère suggérer, renvoyer à des idées, à des images. J’aime moins les romans qui ne nous laissent pas beaucoup de travail à faire.
C’est un rôle central qu’il lui accorde dans la construction de tout le cheminement du livre, un respect sincère qui démontre encore une fois, à mon sens, sa passion pour les belles-lettres.
Le lecteur est d’ailleurs obligé de suspendre ses façons de faire habituelles. Il doit faire confiance à l’auteur, s’abandonner au flux pour éprouver le plaisir de se faire raconter des histoires. C’est cela, je pense, la clé de lecture de tout le roman.
En fait, il n’y a pas de climax, comme le voudrait la structure habituelle des fictions, la caméra proposant des images qui sautent d’époque en époque dans la vie de Zolotov, elle raconte des faits marquants, des rencontres qu’il a eues, des anecdotes singulières qu’il a entendues un peu partout dans le monde. Dans le désordre, il voyage de Gorki, son village natal, à Barcelone, Lyon, Montreux, Cuba, retourne chez lui et repart, sa profession l’amenant un peu partout dans le monde pour enseigner ou donner des conférences sur l’histoire de la Russie avant la tombée de la dictature stalinienne et de l’ouverture à la culture occidentale. Il est témoin en première personne d’un accident mortel sur les montagnes russes, monstre féérique; il découvre le Cirque volant et ses acrobates hors du commun, des centaines d’oiseaux exotiques; il met en place une vendetta digne d’un espion de films américains; il écoute l’histoire de la Toile invisible, oeuvre « moderne » de renommée mondiale; et j’en passe.
« Ce n’est pas un roman pour tout le monde », me dit Yann, presqu’en s’excusant. Et je le comprends, car on est loin du roman-feuilleton, tapissé de suspens et d’intrigues, qu’on lit pour s’enfuir dans des envols romantiques. L’auteur préfère une approche qu’on pourrait étiqueter d’intellectuelle (bien qu’il n’aime pas le terme), en étirant à l’extrême le concept de narration dans ce qui ressemble à une douce provocation.
Cependant, c’est dans le microscopique que le lecteur va trouver son plaisir de suspension de la réalité, car chaque chapitre est une nouvelle histoire – et chaque histoire vit de sa genèse à sa mort, en passant par un point culminant. Ce n’est donc pas par le récit de l’existence de Zolotov que le lecteur se laisse ravir, car ce dernier ne représente qu’un fil conducteur, un déclencheur de narrations.
Ce roman est d’ailleurs un assemblage d’histoires qui ont croisé son chemin, à un moment de sa vie, ou qui sont nées dans son esprit par l’occurrence d’autres événements.
Je prends des notes, de tout, des choses que j’entends, de la vie, des gens que je rencontre, tout peut devenir source d’inspiration, tout est histoire potentielle. Je prends ces événements et je crée la situation, j’ouvre sa boite, je l’étudie et je l’insère dans un temps, dans un avant et un après.
Et chaque fragment de réalité explose en narrations, mais, juste avant, dans le plaisir de les raconter.
Si on retourne aux intellectuels, ces bien-aimés, ils diraient peut-être que ce roman est une oeuvre aux traits typiquement post-modernes, imbue d’ironie, assumant le chaos du monde, son caractère épisodique, fragmentaire, saisissable non pas dans sa totalité mais dans le micro, sortant des canons conventionnels du développement narratif et jouant avec l’attachement du lecteur envers le personnage principal.
Yann Fortier ne s’identifie pas à l’image de l’écrivain tracassé en constante panne d’inspiration. C’est plutôt l’inverse, me semble-t-il.
Je ne me suis jamais vu comme un auteur, mais j’avais écrit des nouvelles par ci et par là dans ma vie. J’ai décidé d’envoyer trois textes à un concours d’écriture connu, et tous les trois sont arrivés jusqu’en final, à mon grand étonnement. Quelques mois plus tard, je reçois un appel: une maison d’édition aimerait en voir d’autres. Je leur envoie ce que j’avais griffonné, et ils me disent sans détour: très bien, fais-nous un roman maintenant. Je crois que c’est l’univers qui essayait de me dire quelque chose.
Sa relation avec les histoires et les mots en est une d’amusement – un regard ludique qui colore sa plume habile et la richesse de sa langue. Un don naturel pour l’écriture qu’il est déjà en train d’exploiter pour la rédaction de son deuxième roman et, espérons-le, plusieurs autres…
- Titre: L’angoisse du paradis
- Auteur: Yann Fortier
- Éditions : Marchand de feuilles
- Nombre de pages: 231 pages
Crédit photo de couverture : Sarah Scott