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Et si les Beatles n’étaient pas nés

Connu du grand public pour son essai Comment parler des livres que l’on n’a pas lu?, Pierre Bayard est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages de théorie littéraire, dont la plupart ont été publiés au Éditions de Minuit. Le dernier en date, Et si les Beatles n’étaient pas nés?, clôt un cycle de trois volumes consacrés aux « univers parallèles », dans lequel Bayard s’emploie à renouveler la critique littéraire et artistique en mettant à profit la physique quantique. Ainsi, après s’être penché sur la figure de l’auteur (Et si les œuvres changeaient d’auteur?), et après avoir étudié certains des usages littéraires et artistiques de la théorie des univers parallèles (Il existe d’autres mondes), Bayard s’intéresse ici aux chefs-d’œuvre, – à leurs « effets délétères sur les créations qui leur sont contemporaines » d’abord, à leurs « conséquences néfastes sur l’ensemble de l’histoire littéraire et artistique » (16) ensuite.  

De fait, l’hypothèse qui sous-tend Et si les Beatles n’étaient pas nés? va à contre-courant de l’appréciation ordinaire des chefs-d’œuvre et de leur impact. Car, tandis que l’on a l’habitude « d’encenser les chefs-d’œuvre » (13), – que l’on tient pour des modèles quasi indépassables, – Bayard, lui, considère plutôt qu’il faut s’en méfier. La raison en est, explique-t-il, que l’aura dont jouissent les chefs-d’œuvre tend à reléguer au second plan, voire à escamoter tout à fait, quantité d’œuvres qui ne sont pourtant pas dénuées de valeur. C’est, remarque Bayard, ce qui s’est notamment produit avec l’œuvre plastique de Camille Claudel, laquelle a longtemps été occultée par le nom et la figure de Rodin.  

Du reste, si cet effet d’éclipse concernait uniquement les créations qui coïncident avec l’apparition d’un chef-d’œuvre – ou qui l’accompagnent de près –, alors on pourrait très bien amender les canons littéraire et artistique, en leur adjoignant les œuvres sur lesquelles ils ont injustement fait l’impasse. Or, Bayard constate que « les chefs-d’œuvre exercent [aussi] rétrospectivement leur influence » (97, je souligne), dans la mesure où ils agissent sur notre sensibilité et sur les « biais implicites qui déterminent notre appréhension des œuvres » (110). Par exemple, « si Proust, écrit Bayard, a [certes] influencé la littérature de notre temps, il a surtout exercé une grande influence sur la littérature du passé […] en imposant une nouvelle manière de lire » (109), c’est-à-dire en fixant un type nouveau de rapport aux œuvres, à leur intrigue et à la temporalité qui s’y déploie. En d’autres termes, lorsqu’une création littéraire ou artistique accède au rang de chef-d’œuvre, elle provoque une reconfiguration du système de valeurs à partir duquel nous entrons en contact avec le paysage littéraire et artistique. Dès lors, et jusqu’à ce qu’un autre chef-d’œuvre ne s’impose, toutes les œuvres qui ne correspondent pas au système de valeurs en place seront au mieux passées sous silence, au pire tournées en ridicule. 

Ce à quoi Bayard nous invite, c’est donc à réviser notre façon d’envisager les chefs-d’œuvre. L’objectif de cette entreprise est double, puisqu’il appelle, d’une part, à la « réhabilit[ation] [d]es auteurs (sic) et [d]es œuvres qui […] n’ont pas disposé d’un plein accès au canon » et, d’autre part, « à la découverte de l’ensemble des auteurs (sic) et des créations qui ont été injustement négligés » (162). C’est là, à n’en pas douter, une visée des plus nobles, surtout si l’on considère, comme Bayard, que les « chef[s]-d’œuvre n[e] [sont] pas un donné brut, indifférent aux circonstances » (21), mais que ce sont, au contraire, des objets foncièrement contingents, fruits de déterminations sociales et économiques qui échappent largement à leur créateur.trice.  

Pour autant, il ne suffit pas de reconnaître le caractère non nécessaire d’un chef-d’œuvre pour se soustraire à son influence; il faut encore, écrit Bayard, trouver un moyen de lever les limitations de forme, de contenu et de valeur qu’il charrie. D’autant que l’« on ne compare pas [seulement] des textes mais des mondes » (47). Selon Bayard en effet, les créateur·trice·s de chefs-d’œuvre sont ce que Michel Foucault nomme des « fondateurs de discursivité », c’est-à-dire qu’ils sont les producteur·trice·s d’une forme nouvelle de discours, laquelle est « à la fois, et de façon liée, une vision du monde et un univers de langage » (60). Partant, si l’on veut réellement pouvoir se défaire de l’emprise qu’exerce un chef-d’œuvre, il apparaît nécessaire de lui opposer un autre chef-d’œuvre ou, pour mieux dire, une autre forme de mise en discours de la réalité. Et pour ce faire, Bayard suggère d’emprunter aux procédés rhétoriques de l’uchronie, et d’« expérimente[r] toute la richesse de […] cette simple formule: “ Et si? ” » (161). S’autoriser à (se) raconter des histoires, et admettre que l’imagination a une valeur heuristique toute singulière pour la théorie littéraire: voilà peut-être la grande leçon du livre de Bayard. 

  • Auteur : Pierre Bayard 
  • Maison d’édition : Les Éditions de Minuit 
  • Parution : 6 octobre 2022 

Crédit photo: Antoine Deslauriers 

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