Je vais commencer par l’avouer : Il est des hommes qui se perdront toujours de Rebecca Lighieri est un des récits les plus forts, percutants, intelligents et inoubliables que j’ai lu. J’ai eu énormément de mal à faire une pause dans ma lecture, et à arrêter d’y penser une fois que je l’ai fermé. C’est un roman d’une force incroyable, porté par des personnages profonds, perdus dans une violence destructrice et désolante qui fascine et qui bouleverse tout à la fois.
L’histoire commence avec le narrateur, le beau et intelligent Karel. Sous la croupe de parents toxicomanes et violents, il survit aux côté d’Hendricka, sa sœur au physique inoubliable, et Mohand, son frère fait de handicaps et de résiliences. Solitaire et sensible, Karel affronte sans protection la dureté du monde en pleines années 1990, alors que drogues, chômage et sida foudroyent le quotidien. Incapable de protéger son frère et sa sœur du climat familial, assistant avec stupeur aux coups et aux insultes, réceptacle lui-même de la colère et de la haine, Karel survit en rêvant à l’ailleurs, aux filles, au sexe et aux possibles futurs, sans toutefois être dupe de l’impossibilité de s’échapper pleinement de ce vécu dégueulasse (il n’y a pas d’autres mots).
Mohand reste là, à me regarder – et entre nous, en suspension avec les particules de poussière, dansent tous nos fantômes, toutes les blessures reçues et infligées, toutes les morts passées et à venir, tous les remords et tous les regrets, à commencer par celui de notre enfance volée.
– p. 355
Entre les paroles d’IAM et les dépotoirs, Karel va tout faire pour se réinventer, bousculer son identité, sans jamais savoir si en lui grandit aussi la violence paternelle, si l’héritage des coups et de la haine se surmonte ou s’accomplit tel un destin inaliénable. Car dans la cité fictive d’Artaud, à Marseille, entre une décharge et un camp de gitans, la violence familiale n’a d’égale que la volonté de la fratrie de s’en extirper.
J’ai beaucoup repensé à l’enfance, récemment. Et pas seulement à la mienne, mais à celle de tous ceux qui ont traversé la leur comme une nuit qui n’en finissait pas. Je ne vais pas séparer les gens en deux sur cette seule base, mais il me semble quand même que je les reconnais et qu’ils me reconnaissent. Dans le regard des filles en « i », je lis trop d’innocence, trop de confiance, pour ne pas avoir envie de les bousiller. Heureusement pour elles, je ne veux pas être comme mon père, un mec qui abime ses gonzesses. Je ne veux pas être un mec qui abîme quoi que ce soit d’ailleurs, sauf que je m’apprête précisément à le faire.
– p. 188
Avec Il est des hommes qui se perdront toujours, Rebecca Lighieri met parfaitement en scène, sans fard ni extravagance, la diversité des corps et des désirs ainsi que les fils entremêlés de la famille et de sa dangereuse hérédité. L’auteure nous fait voyager au cœur même de la souffrance, celle-là même dont on ne peut s’échapper, qui n’engendre que passion destructive et échappatoires bancaux, tristesse et colère. Parce qu’une enfance dévastée, dans la pauvreté, la misère, la maltraitante et l’ignorance des autres, c’est une cacophonie de brutalité… irréparable.
Définitivement mon coup de cœur de 2020, que je vous souhaite de découvrir au plus vite!
- Auteure : Rebecca Lighieri
- Maison d’édition : P.O.L.
- Nombre de pages : 375
- Année de parution : 2020
- Provenance : Conseil de Léo, libraire au Port de tête
Crédit photo : Annick Lavogiez