Je suis le troisième président de ma lignée familiale à devenir président. C’est une posture trop familière. J’accepte les conséquences, je ne suis pas quelqu’un de dépressif ou de stressé, mais est-ce que tu sais à quel point c’est dur d’être en compétition avec l’histoire entière de ton pays? – p. 97.
Avez-vous déjà côtoyé un dictateur? Eu accès à ses pensées intimes, ses divagations, ses craintes? Moi non plus. Du moins, pas avant de lire Les Bleed, troisième roman de Dimitri Nasrallah, auteur libanais ayant vécu au Koweït, en Grèce et à Dubaï avant d’arriver au Canada en 1988. En quelque 250 pages, Nasrallah décrit avec force et franchise la déchéance d’une famille de dictateurs suite à des élections truquées et un coup d’État. Et ce, à partir des voix au pouvoir elles-mêmes.
Soyons honnêtes, bon Dieu, ai-je dit, le problème, c’est que c’est presque impossible d’être quelqu’un de puissant, de nos jours. Travail constant. Aucun respect. Tout le monde cherche à t’utiliser et personne ne veut écouter ce que tu as à dire. Les ennemis sortent de partout. Le denier des imbéciles a l’impression qu’il a le droit de te chier dessus dans n’importe quel bar minable du monde entier. C’est suffisant pour te donner envie d’abandonner. – p. 98
Dans ce récit polyphonique, quatre personnes prennent successivement la parole. Tout d’abord, il y a Mustafa Bleed, ancien dictateur nostalgique de son pouvoir absolu, critique acerbe des capacités de son fils et fin discoureur sur les mérites de son système politique, passablement inquiet de perdre l’honneur familial à cause de l’inaptitude chronique de son insignifiant de fils. Ensuite, il y a Vadim Bleed, ledit fils, dirigeant fainéant, à l’aube de perdre un pouvoir qui lui profite, mais dont il sous-estime les privilèges. On aurait presque de la compassion pour sa souffrance, s’il arrêtait de geindre du haut de sa Porsche. Enfin, il y a la presse, incarnée par un média officiel, La Nation, et un blogue d’opposition, Transfusion sans gain. Les nouvelles y sont relatées de manière à ajouter un brin de réalisme au récit.
La nuit passée dans le froid m’avait laissé dans un état de frustration peu commun, pas seulement parce que j’avais démoli une Porsche neuve. Une Porsche, comme je le dis souvent, ça se remplace. Les mauvais souvenirs, non. On ne peut que les entreposer dans le garage de l’esprit, sous une bâche, et s’en aller en verrouillant la porte. Mais ils ne disparaissent pas. Leur valeur devient intangible. Et une porte qui reste verrouillée à jamais, ça n’existe pas. – p. 157.
Réflexion sur le pouvoir politique, Les Bleed est un roman plutôt froid et peu émouvant, mais particulièrement intéressant. On rentre dedans avec un peu de difficulté, sans doute parce que c’est tout un défi de compatir avec les héros et de sympathiser avec leurs préoccupations… toutefois, c’est un roman pertinent et marquant, qui finit par transmettre justement grâce à ce style distant toute la réalité d’un pouvoir désespéré, souvent condescendant envers son propre peuple…
Mon boulot, ton boulot, a-t-il dit en me tapotant le sternum avec son index, c’est de garder intacte l’idée de la pureté, d’incarner une sorte de principe, de norme. Mon but, c’est de construire une vision possible pour l’avenir de la Corse et d’être intransigeant face aux impossibilités qui se dressent sur mon chemin. Je suis la Corse-en-devenir pour les Corses quand ils auront l’impression que le monde les a abandonnés. Ce sentiment que je porte en moi, il est plus fort que jamais. Mondialisation par-ci, internationalisation par-là. Le citoyen moyen ne s’est jamais senti aussi petit. C’est encore mieux si tout le monde pense que je suis danger. Ça me maintient en vie. – p. 97.
Alors, verdict ? Si j’ai eu de la difficulté à rentrer dans le récit dans les premiers chapitres, j’ai finalement trouvé mon compte dans cette histoire inédite et qui fait écho à tellement de réalités qu’on voit tous les jours au téléjournal. Est-ce que le livre finit par réveiller de la compassion pour ces hommes de pouvoir? Non. Par contre, une certaine envie de combattre les régimes totalitaires et de garder l’œil pour maintenir nos droits, ici et ailleurs, peut bien naitre. Et c’est peut-être ce qui fait la force de ce roman original que je vous recommande.
- Titre original : Les Bleed
- Autrice : Dimitri Nasrallah
- Nombre de pages : 256 pages
- Date de parution : 2018
- Édition : La Peuplade
Crédit photo : Annick Lavogiez