Essai Nouveauté

La Vie au long cours

Professeure au Département des littératures de langue française de l’Université McGill, Isabelle Daunais a publié en février dernier La Vie au long cours, un ouvrage dans lequel elle propose une réflexion sur l’Être du roman. Plus spécifiquement, elle s’attache à décrire et à analyser l’une des principales dimensions de la forme romanesque, à savoir sa capacité à rendre compte de la continuité même de l’existence. 

Daunais soutient en effet que le roman se distingue par son rapport au temps long, celui de la vie et de ses innombrables variations d’abord, celui qu’impose l’acte de lecture et de consommation du texte ensuite. De fait, et à la différence de « l’écoute d’un concert ou [du] visionnement d’un film » (p.7), la lecture d’un roman passe forcément par un processus de gonflement du temps, lequel n’est pas sans rappeler l’expérience bergsonienne de la durée.

Il est bien sûr des exceptions, des romans dont la longueur ou la densité permettent qu’ils soient parcourus en une petite soirée, voire en une ou deux heures ; néanmoins, Daunais montre que l’essentiel des oeuvres qui relèvent de la forme romanesque exige un investissement en temps qui n’a rien à voir avec celui que supposent ordinairement les autres formes esthétiques. Cela ne veut évidemment pas dire que le roman est supérieurement complexe ou sophistiqué, ni qu’il se résume à cette composante temporelle. À dire vrai, Daunais discute différents éléments qui participent de la forme romanesque ; ainsi de l’esthétique des personnages, du rôle de la beauté et de l’oubli ou de l’importance accordée aux morts. Or ce qui fait l’unité de ces éléments – unité mouvante certes, mais qui n’en est pas moins cohérente –, c’est avant tout leur inscription dans le médium du temps long qui leur permet d’accéder à une pleine et entière lisibilité. 

Semblablement, si la vingtaine de textes qui composent La Vie au long cours sont d’abord parus séparément dans diverses revues, c’est bien leur réunion dans un même volume qui donne corps au propos de Daunais. C’est ce groupement qui, par l’impression d’étagement et de juxtaposition qu’il suscite, rend proprement tangible l’« ampleur de temps » (p.8) – et donc de vues – de la forme romanesque. Il n’y a du reste pas de véritables entrées dans La Vie au long cours, et l’on peut aussi bien le lire de bout en bout que choisir au hasard les chapitres que l’on parcourra.

S’intéressant autant à la production romanesque actuelle qu’aux grandes figures de l’histoire du roman, Daunais souligne la continuité qui touche la forme romanesque. L’interprétation qu’elle fait du roman de Marie NDiaye, Rosie Carpe, est de ce point de vue particulièrement parlante. Car, bien que ce roman dépeigne une réalité résolument contemporaine, il le fait en se servant des ressources poétiques et esthétiques qui ont été développées il y a déjà quelques siècles, par des auteurs tel que Proust et Balzac. De là ce que Daunais nomme la « vieillesse du roman » (p.13 et s.), et qui consiste en un attachement à des principes et à des exigences qui ne vont plus de soi aujourd’hui, comme la constance, la transmission ou l’humilité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est cet écart d’avec les impératifs du présent qui explique l’actualité de la forme romanesque, dans la mesure où face à un « monde éperdu de jeunesse », une telle forme engendre un effet de contraste révélateur, en « donn[ant] à entrevoir ce qui est extérieur au nouveau » ou ce qui lui résiste. Sans être neuf lui-même, le roman est donc un art qui conserve une indéniable capacité de dévoilement du présent et qui, grâce à son « incroyable résilience », témoigne des transformations lentes – mais non moins significatives – de l’expérience humaine. 

Avec La Vie au long cours, Daunais livre un puissant plaidoyer en faveur d’une forme esthétique dont elle a fait l’objet privilégié de ses recherches. Travaillant sur le roman depuis une trentaine d’années, dirigeant l’équipe de recherche du TSAR (Travaux sur les arts du roman), il va sans dire que ses connaissances en la matière sont tout à fait exceptionnelles, et il n’eut pas été surprenant, dans ces conditions, qu’elle produise un ouvrage quelque peu hermétique. Or pour érudit et fouillé qu’il soit, son propos n’en demeure pas moins d’une remarquable clarté. D’une part parce qu’il se déploie dans une langue parfaitement maîtrisée – exempte de toute forme d’artifices stylistiques et de longueurs inutiles –, d’autre part parce qu’il repose sur une série d’exemples qui, s’ils ne sont pas toujours des plus célèbres, sont en revanche choisis et traités avec beaucoup de justesse. Il ressort ainsi de La Vie au long cours une conviction forte : celle que le roman, par-delà ses facultés d’invention et de transport, constitue un formidable outil pour « décrire le monde et explorer l’existence ». (p.13) 

  • Auteur : Isabelle Daunais 
  • Maison d’édition : Boréal 
  • Date de parution : 2021 
  • Nombre de pages : 190 

Vous pourriez aussi aimer

Page par Page