Essai Quoi lire?

Passés singuliers

À la mémoire de Régine Robin 

Passés singuliers, de l’historien et professeur Enzo Traverso, propose une généalogie de ce que Pierre Nora a appelé l’« ego-histoire ». Apparue durant les années 1970, l’« ego-histoire » est une perspective historiographique qui cherche à opérer un décloisonnement de l’écriture historienne, au profit d’une approche subjectiviste de l’histoire.

Évoquant tour à tour les travaux de Jablonka, de De Baecque et d’Artières, Traverso s’attache surtout à dégager les soubassements économiques et politiques de cette approche. De son point de vue, le développement d’une historiographie au « je » procède en effet moins de débats entre historien.ne.s que de l’avènement du néolibéralisme. Plus précisément, il pense que cette mise en exergue de la subjectivité des historien.ne.s est liée à ce que François Hartog nomme le « présentisme », un régime d’historicité fondé sur une primauté des valeurs et des conduites du présent, ainsi que sur une dépolitisation du passé et du futur. Et de fait, Traverso montre qu’il y a derrière l’émergence de l’« ego-histoire » quelque chose comme un dessaisissement de la mémoire collective, non pas son strict abandon, mais son remplacement par toute une série d’impressions et de souvenirs individuels. Cela ne signifie pas, tant s’en faut, que les travaux qui ressortirent d’une écriture subjectiviste de l’histoire sont forcément moins rigoureux, ou qu’ils témoignent d’un esprit purement égotique ; en revanche, il est certain que ces travaux donnent généralement à lire le passé sur le mode du récit familial et du témoignage personnel et que, ce faisant, ils en dressent un portrait plus intimiste que totalisant. 

Souscrivant, pour sa part, à la posture auctoriale de Walter Benjamin – lequel refusait d’« utiliser le mot je sauf dans [s]es lettres » –, Traverso se garde bien de se mettre en scène, ou de donner ouvertement son avis sur les historien.ne.s qu’il convoque ici. Seule véritable exception à ce parti pris d’écriture : son opposition d’avec ceux et celles qui, s’appuyant sur la lecture foucaldienne de Nietzsche, voient dans la notion de « vérité historique » un leurre, un artifice dont la démarche historienne devrait absolument se défaire. Car s’il reconnaît le caractère parfaitement illusoire des approches positivistes de l’histoire, – qu’il rejette leur prétention à l’objectivité aussi bien que leur idéal de neutralité, – Traverso est en revanche convaincu que la recherche historiographique ne peut faire l’économie des catégories du vrai et du faux, du factuel et du fictif. Ce sont ces catégories, affirme-t-il, qui rendent possible la discussion des analyses concurrentes d’un même phénomène historique et qui, par conséquent, assurent aux travaux des historien.ne.s un certain degré de validité. Faisant notamment retour sur les querelles qui ont longtemps secoué le champ historiographique du nazisme, Traverso observe que la mobilisation des notions de vérité et de savoir historique a non seulement permis de lever certains obstacles d’interprétation – d’en finir, par exemple, avec l’idée d’une Wehrmacht totalement étrangère aux crimes commis à l’encontre des communautés juives –, mais qu’elle a aussi favorisé un approfondissement des réflexions sur les ressorts affectifs et politiques de l’écriture historienne. 

Les exemples dont se sert Traverso empruntent du reste beaucoup à l’histoire du fascisme et de la Shoah. Travaillant sur ces sujets depuis plusieurs années, il n’est pas étonnant qu’il y fasse ici aussi référence et qu’il parvienne en tirer quelques précieuses leçons sur les transformations de la discipline historienne. Seulement, au regard du phénomène qu’il interroge dans Passés singuliers, cette base documentaire et analytique paraît finalement un peu limitée. Ainsi, s’il est fait mention des écrits de Shoshana Felman, de Marianne Hirsch ou de Christine Beberich, la contribution des femmes au renouveau de l’histoire et à la démocratisation de l’écriture de soi demeure finalement assez peu mise de l’avant. Or étant donné la centralité de cette contribution, il eut été intéressant – et sans doute nécessaire – de faire davantage droit aux travaux d’autrices et d’historiennes. Cela aurait permis, d’une part, de mieux rendre compte des variations de formes de l’histoire subjectiviste et, d’autre part, de compléter le portrait qui est fait de l’évolution de cette approche historiographique. Malgré cette faiblesse, – qui n’est certes pas négligeable, – il n’en reste pas moins que le livre de Traverso donne largement à penser, et qu’il invite à (re)lire quantité d’auteur.trice.s à la lumière de considérations tout à fait actuelles. 

  • Auteur : Enzo Traverso 
  • Éditions : Lux éditeur 
  • Parutions : 2020 
  • Pages : 223 

Crédit photo : Antoine Deslauriers

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