Le moment est venu de faire un ménage de printemps langagier et de vous dire que nous refusons vos mots pour décrire nos vies, nos corps, nos désirs.
Paru le 15 février dernier aux Éditions du remue-ménage, Savoir les marges est un ouvrage collectif qui rassemble une petite dizaine de textes autour de la question des rapports entre recherche-création, politique et littérature. Comme le suggère le titre de l’ouvrage, ces textes font tous écho, chacun à leur manière, à des « situation[s] de marginalité » (12) et aux divers obstacles que celles-ci entraînent ; ainsi du texte de Jennifer Bélanger, qui évoque les douleurs chroniques d’« un corps qui n’écoute plus les ordres » (32), ou de celui de Mariève Maréchale, qui fait revivre le parcours non moins douloureux d’« une personne transclasse » (169), « lesbienne » (161) et issue d’une famille « précaire » (165). On aurait tort, pourtant, de réduire Savoir les marges à un simple exercice de catalogage, accompli dans le seul but de proposer aux lecteur·trice·s une liste d’« expériences de marginalisation » (20). Car, comme l’expliquent Marie-Claude Garneau et Nicholas Dawson – les deux co-directeur·trice·s de l’ouvrage –, « notre titre, c’est pas [sic] juste “le savoir” des marges […], c’est aussi le verbe savoir, l’action, connaître les marges » (27). Autrement dit, l’ambition de Savoir les marges ne consiste pas seulement à montrer ce que sont les marges ; elle consiste également à montrer, in media res, comment ces mêmes marges sont des lieux de production de savoir. D’ailleurs, si cet ouvrage n’est pas à proprement parler un ouvrage universitaire, il n’en conserve pas moins un lien étroit avec l’Université ; d’une part parce qu’il entend contribuer à la production d’un savoir critique, d’autre part parce qu’il entend participer à la diffusion et à la diversification de ce savoir. De là la pluralité d’expériences dont rend compte Savoir les marges ; puisqu’en ayant pour but d’« entendre parler les gens, [de] les entendre se nommer » (26), cet ouvrage ne se contente pas de recueillir leurs voix ; il fait surtout en sorte de les rendre audibles, de s’en faire le relais.
Si Savoir les marges est pluriel sur le plan de son contenu, il l’est également sur le plan de sa forme. En effet, là où certains des textes empruntent à l’écriture de soi ou au manifeste, d’autres font plutôt signe vers la poésie ou l’essai littéraire. Ce mélange des formes est par ailleurs souvent présent au sein d’un même texte, ce qui accentue le caractère kaléidoscopique de l’ensemble. Pour autant, Savoir les marges est un ouvrage tout sauf incohérent. Certes, la pluralité de formes et de contenus qui le caractérise peut éventuellement donner l’impression d’un simple groupement de textes, sans véritable intention globale. Seulement, cette pluralité est ici au service d’un effort collectif de décloisonnement de la pensée et des pratiques en recherche-création, ce qui passe par une « remise en question des a priori de l’institution universitaire » (58) tels que la neutralité axiologique ou l’écriture d’articles scientifiques. Au reste, s’il fallait qualifier d’un mot le geste qu’opère cet ouvrage, c’est sans doute celui d’« intersectionnalité » qui conviendrait le mieux. Car, en plus de travailler à la suppression des partages disciplinaires – et à la levée des limitations formelles qu’engendrent ces partages –, Savoir les marges se propose de mettre en évidence des « systèmes d’oppressions » (21) ; non pas tant pour en faire des objets d’étude, cependant, que pour en faire des espaces d’expression, des lieux depuis lesquels (s’)écrire. Par exemple, le texte de Mélikah Abdelmoumen s’appuie sur une expérience de stigmatisation bien précise – celle d’une femme catégorisée comme « Arabe », c’est-à-dire comme « Autre » (55) –, afin d’élaborer une réflexion large sur la formation de l’identité personnelle.
Or, qui dit intersectionnalité, dit aussi politique. Et effectivement, tous les textes qui composent Savoir les marges font montre d’une forme ou d’une autre d’engagement. Dans certains cas, c’est d’abord à une communauté ou à des amitiés que va cet engagement ; dans d’autres, c’est plutôt à un·e parent·e ou à un·e partenaire. Qui plus est, les auteur·trice·s de Savoir les marges inscrivent leurs travaux dans un très vaste ensemble de champs disciplinaires, qui va des épistémologies féministes à la déconstruction, en passant par la théorie queer et les études postcoloniales. Aussi leurs conceptions de l’action politique s’inspirent-elles en partie des différents modes d’intervention du discours scientifique, avec ce que cela implique de discussions conceptuelles, de réfutations directes et indirectes et de réflexivité. Néanmoins, écrivent Garneau et Dawson, « parce qu’une approche [purement] théorique […] [ne] suffit pas » (19), Savoir les marges rassemble des textes qui, tout en conservant quelque chose de « la pensée et [de] l’argumentation scientifique » (57), se présentent comme autant d’instruments de lutte, et donc comme autant de moyens de « renouv[eler] les possibles » (131). Florian Grandena et Pierre-Luc Landry résument parfaitement la logique à l’œuvre derrière cette praxis littéraire, lorsqu’ils affirment, à la fin de leur texte, « voulo[ir] participer à une résistance langagière, idéologique et épistémologique » (70). Et c’est peut-être finalement ce qui ressort avec le plus d’évidence de Savoir les marges, un désir à la fois individuel et collectif de transfiguration du monde par et dans l’écriture.
- Auteur·trice·s : Mélikah Abdelmoumen, Véronique Bachand, Jennifer Bélanger, Nicolas Dawson (dir.), Marie-Claude Garneau (dir.), Florian Grandena, Pénélope Langlais-Oligny, Pierre-Luc Landry, Mariève Maréchale, Stéphane Martelly et Faye Mullen.
- Maison d’édition : Éditions du remue-ménage
- Date de parution : 2022
- Nombre de pages : 220
Crédit photo: Antoine Deslauriers