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Si c’est un homme

si c'est un homme

Il y a des livres qu’on lit plusieurs fois dans une vie, comme un objet qu’on dépoussière de notre bagage personnel – un objet précieux qui nous appartient à jamais, que rien ni personne ne pourra nous enlever. Ce sont de ces livres qui ont été porteurs d’un enseignement, d’un sentiment, d’une extase artistique, de paix, d’inspiration. On en a tous quelques-uns dans notre bibliothèque mentale.

Si c’est un homme de Primo Levi, je l’ai lu quand encore on te donne des lectures à faire pendant les vacances d’été, quand t’es à l’âge où tu t’impreignes des leçons de la vie avec voracité, sans trop d’opinions. Je me rappelle ma professeure de lettres, femme admirable, penchée sur les pages de son vieux bouquin jauni, lire à voix haute, comme un geste liturgique, presque confidentiel, des paragraphes choisis; et nous à l’écouter, en silence, même les plus rebelles, même les plus cyniques, comprenaient que quelque chose d’important était en train de se passer. On l’écoutait avec notre esprit ouvert, candide, sans trop d’ombres, sans trop de tâches ni de plis encore. Elle s’est mise à pleurer, d’un coup, sans réussir à se contrôler, de son bureau usé devant la classe, et je me souviens de ce passage que j’ai retrouvé avec émotion il y a quelques jours seulement; et nous, du haut de nos 15 ans, on avait compris pourquoi. Comme elle, nos parents, nos grands-parents, l’avaient vécu aussi, de loin ou de près, ils avaient marché avec leurs jambes dans ce moment de l’histoire. Dans cette petite classe aux murs roses en béton, à la fin d’un mois de septembre ensoleillé, même les plus ennuyés, même les plus endurcis, étaient émus.

J’ai visité depuis différents camps d’extermination, en Italie et en Allemagne. Je revoyais les fantômes décrits par Primo Levi flotter autour de nous, dans les cabanes à moitié détruites par le temps, les bombardements ou la crainte de trop en laisser ou de trop en montrer. Je me rappelle ce sentiment de fin qui planait tout autour de nous, cette odeur perçante de chaire brulée et de mort. Ici, il n’y a pas si longtemps, le monde de l’homme finissait.

Primo Levi a rédigé Si c’est un homme pendant sa détention au camp nazi d’Auschwitz, interné parce que juif à l’âge de 24 ans, après des mois de fugue dans les montagnes italiennes, alors qu’il finissait ses études en chimie. Un travail de retouche a été nécessaire pour aplanir le texte, peut-être rajouter des souvenirs que l’existence dans le Lager ne lui a pas permis de mentionner, par manque de clarté, de temps, d’énergie. L’objectif n’était pas de publier un livre, la survie étant remise en jeu chaque jour, mais de livrer un message, de trouver un dernier sens à sa vie martyrisée, à son honneur effacé, dans la narration de cette expérience sans précédent, alors que tout le reste lui avait été enlevé.

Ce n’est ni un livre difficile, ni long; il n’y a ni haine, ni rancune. C’est la livraison honnête et sans complaisance d’un témoignage de l’intérieur de la plus grande cage que l’homme a construite pour l’homme, pour tenter d’expliquer et pour mettre en garde, pour que l’homme sache ce à quoi la peur peut mener, ce que les préjugés et l’ignorance peuvent engendrer, la xénophobie, le racisme, l’intolérance. La haine furieuse et terrifiée qui aveugle la raison des individus, des masses et des peuples. Qui s’est traduite en cette horreur organisée, bureaucratisée, hiérarchisée, protégée aussi par la foule silencieuse d’hommes et de femmes en dehors des enceintes des camps, qui luttaient à leur tour pour la survie de leur famille, de leurs enfants, contre la guerre et la famine.

À bien y réfléchir, ce livre n’en est pas un. C’est un journal personnel, écrit avec élégance, intelligence, richesse et sans prétention. Mais dont le message est véhicule et juge, il dépasse le médium et la littérature.

La connaissance est une arme puissante pour contrer la montée de la haine et du racisme, dont l’ignorance est le foyer de prédilection. La plaie, en Europe, est encore ouverte, la honte ensevelie sous le cours de l’histoire, l’horreur toujours insaisissable. Et pourtant, même si insensé et isolé, l’élan de ce geste peut se répéter. Aujourd’hui, face à la montée de vagues populistes et xénophobes partout dans le monde, fomentées par des personnalités charismatiques hyper-médiatisées, notre devoir est de ne pas oublier et de savoir. Sans verser dans le sensationnalisme virulent ou dans la moralisation facile, mais parce que l’inénarrable est déjà arrivé à nos portes, aux portes de nos parents et grands-parents, en raison de peurs et de préjugés.

Il faut ranger Si c’est un homme dans le bagage de notre vie, et le dépoussiérer au besoin.

 

Poème liminaire de Si c’est un homme de Primo Levi

Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons,

Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis,

Considérez si c’est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui pour un non.

 

Considérez si c’est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux

Et jusqu’à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver.

N’oubliez pas que cela fut,

Non, ne l’oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre cœur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant ;

Répétez-les à vos enfants.

Ou que votre maison s’écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous.

 

crédit photo: Camilla Sironi

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