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La fille d’elle-même

Une petite fille qu’on bouscule, qu’on interdit, qu’on moque, qu’on démolit à petit feu pour la couleur qu’elle amène dans son monde, ce monde étriqué d’un petit village en bordure d’une forêt. Elle n’a pas le droit d’avoir les cheveux qu’elle désire plus que tout au monde, ni les amours, ni les amis qui peuplent ses rêves. En silence, parfois en pleurs, elle subit l’intolérance et le manque de douceur de son entourage. Jusqu’à la révélation, l’acceptation, l’âge adulte. Sauf qu’apprendre à se connaître et se regarder avec indulgence et fierté ne rend pas le monde extérieur plus ouvert et plus souple.

La fille d’elle-même, c’est l’histoire de cette petite fille née dans le mauvais corps, qui mettra des années à comprendre qui elle est, et encore des années à s’aimer, et encore des années à se faire aimer. Ce roman de Gabrielle Boulianne-Tremblay, écrivaine et comédienne trans connue notamment pour son rôle dans le film « Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau », est une de mes plus belles lectures des dernières années, de par l’histoire, si touchante d’humanité, et la langue, délice littéraire absolu.

On commence à savoir mon nom dans certains bars. C’est la fille qui boit tout le temps un abricot brandy en mémoire de son ami lointain. C’est la fille trans, attention, tu vas te faire avoir, mon gars. C’est la fille qui pleure son agression sur l’épaule des daddys. C’est la fille qui chante tout le temps « Dis, quand reviendras-tu » de Barbara ou qui, lors du last call, chante au portier « Dans les yeux d’Émilie » de Joe Dassin jusqu’à ce qu’il lui dise d’aller dormir. C’est un juke-box plein de larmes. C’est une fille qui croit qu’elle est arrivée trop tard dans sa vie.

– p. 311

En choisissant d’écrire au « je » et au féminin, Gabrielle Boulianne-Tremblay nous propose une expérience complètement immersive qui permet de développer un regard doux, protecteur et revendicateur sur la réalité de l’héroïne, qu’on devine résonner avec bien d’autres parcours de personnes marginales. Les thèmes évoqués sont certes universels, mais le récit, ainsi que le regard porté sur celui-ci, sont définitivement uniques. L’autrice est claire, bien que de nombreux passages soient directement inspirés de son vécu, ce roman n’est ni une autobiographie, ni une auto-thérapie. Le réalisme du récit n’est pourtant jamais mis en doute.

J’échange avec des femmes trans qui vivent en plein jour leur réalité et je pleure à les lire. C’était donc ça, depuis tout ce temps, ces malaises depuis l’enfance, cet inconfort, cette prison de chair qui n’en est finalement pas une. J’ai été une maison abandonnée et maintenant, je sens qu’elle peut être habitable.

– p. 231

Il faut le dire et l’assumer, lire La fille d’elle-même, c’est une expérience littéraire magnifique. C’est vouloir corner chaque deux pages parce qu’une phrase vous frappe comme un coup de poing, et on se dit qu’un jour on voudrait relire ce passage. Et cet autre passage. Et celui-là. Ça n’en finit plus tellement c’est beau, et fort. Lire La fille d’elle-même, c’est lire à voix haute certains passages, se questionner, en parler, poser des questions, réfléchir. C’est aussi se laisser emporter par la beauté et la justesse des anecdotes, du langage, des pensées de l’héroïne.

Dans leurs bras, je me démultiplie, je choisis d’être celle qu’ils veulent pour être certaine que l’on ne me rejettera pas. Parfois, je pose trop de questions et ça les emmerde. Je leur dis que je suis désolée, avec cet accent qui trahit mon lieu de naissance, et je nourris la peur qu’ils découvrent que je suis une évadée des choses qui ont été hors de mon contrôle.

– p. 307

La sensibilité et la pertinence de l’héroïne, la violence d’une famille dysfonctionnelle, les déceptions amoureuses et amicales, les rencontres marquantes, autant de sujets qui résonnent et engendrent empathie, colère… et un besoin extrême de tolérance et de solidarité. En effet, on achève ce roman avec autant de tristesse que d’espoir, on se prendrait presque à rêver d’un monde meilleur, pari risqué si l’on en croit les faits divers cités dans les derniers chapitres :

Je pense cette femme trans assassinée à coups de couteau et de fourchette par son mari qui a pété un plomb.

Je pense à cette femme trans laissée pour morte dans un ravin, le visage tuméfié, la jupe relevée pour montrer au monde la haine de l’autre.

 Je pense souvent à cette femme trans assassinée en Inde.

– p. 308, p. 311, p. 318

J’ai envie de vous dire que La fille d’elle-même devrait être au programme dans les écoles, sur toutes les tablettes de vos bibliothèques, dans toutes les lectures publiques, dans toutes les conversations entre amis. Parce que son histoire sensibilise, éduque et fait réfléchir, certes, mais aussi et surtout parce que c’est un bijou de la littérature québécoise.

Crédit photo : Annick Lavogiez

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