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Entrevue avec Philippe Girard

Suite à la lecture de la bande dessinée Léonard Cohen : Sur un fil, j’ai eu la chance de poser quelques questions à son auteur et illustrateur, Philippe Girard. Je tiens à le remercier chaleureusement pour sa disponibilité et aussi à remercier Louise Forget pour l’offre. 

Quel était votre rapport à Leonard Cohen avant de commencer l’album ?  

Surtout celui d’un fan. J’aimais la texture de sa voix, la qualité de son imaginaire et sa musique surprenante. J’ai découvert son œuvre assez tard (avec l’album The future, au début des années 90) et j’ai réalisé sur le tard que grâce à lui, j’avais appris à regarder la vie avec lucidité, sans perdre mon sens de l’humour.   

Avez-vous appris des choses sur l’artiste qui vous ont surprises pendant le travail de recherche et de création ? Si oui, lesquelles ?  

Oui, beaucoup ! J’ai d’abord appris que c’était un homme très persévérant qui a été forcé de se réinventer plusieurs fois dans sa carrière notamment parce qu’on l’a considéré comme mort (artistiquement) à plusieurs reprises. J’ai aussi appris qu’il était détaché des biens matériels. Il répétait souvent que pour être heureux, il n’avait besoin que d’un matelas, d’une table et d’une chaise. J’admire ce détachement.  

Est-ce que ces connaissances ont changé le lien que vous aviez avec l’auteur ?  

J’avais déjà beaucoup d’estime pour lui à cause de sa musique et de son humour (en entrevue, il était très drôle) mais le fait de découvrir qu’il était aussi tenace m’a en effet donné encore plus de respect pour lui. Ce qui a changé en cours de travail, c’est que j’ai eu des conversations imaginaires avec lui en dessinant les pages et que j’ai fini par me sentir très proche de lui. Aujourd’hui, je me sens comme un ami qui détient des secrets et qui a eu accès à son intimité. C’est une relation particulière qui ne m’aide pas à faire mon deuil de ce personnage.  

J’ai lu que vous aviez profité d’une résidence en création pour pouvoir travailler sur cette bande-dessinée, si je ne me trompe pas, à Cracovie. Est-ce que l’éloignement a fait en sorte que ce soit plus facile pour vous ou vous auriez préféré écrire cet album plus près de lui ?  

La résidence à Cracovie a été entièrement consacrée à la coloration du livre. Le voyage lui-même a été plutôt difficile à cause de la solitude et de la température (novembre est un mois très pluvieux en Pologne), mais avec le recul je réalise que certaines pages du livre (notamment celles qui couvrent les années 80) ont été fortement teintées par l’état d’esprit qui m’habitait à ce moment-là. Quand je regarde l’ambiance dépressive que j’ai voulu installer pour évoquer le tempérament de Cohen, je constate que cette résidence a laissé une marque très forte sur ces pages. Les ténèbres que Cohen évoque dans ses derniers albums, je m’en suis imprégné pendant ce séjour.  

J’ai eu l’impression après la lecture que Leonard Cohen n’a pas eu la carrière qu’il aurait « mérité ». Il a été floué plusieurs fois, et le nombre de reprises de Cohen qui ont mieux fonctionné que l’original est à la fois flatteur et dérangeant. Est-ce que vous partagez ce sentiment ?  

C’est la question que je pose en filigrane dans le livre : Leonard Cohen aurait-il souffert d’un déficit d’affection chez lui (au Québec) en dépit du succès qu’il a connu ailleurs dans le monde ? Quand je l’ai vu en concert en 2012, après deux ou trois chansons, il a interrompu la prestation pour nous dire que s’il avait su que nous l’aimions autant (au Québec, à l’extérieur de Montréal), il serait venu nous voir avant. C’est à ce moment que j’ai senti cette carence affective qui m’a habitée jusqu’au moment où je me suis lancé dans la création du livre et qui est à la base de ma démarche. Après avoir creusé la question pendant toutes les pages du livre, je suis d’avis que Cohen avait un besoin d’amour très grand (qu’il a notamment comblé auprès de ses nombreuses conquêtes féminines) et que cette carence affective était aussi un puissant ressort chez lui. Elle lui a permis de devenir cette personne tournée vers les autres et très attachante qui se révèle en entrevue. Son humanisme puise ses racines dans cette grande sensibilité. 

Vous arrive-t-il d’écouter des reprises des chansons de Cohen ? Si oui, lesquelles ?  

Pas vraiment. J’ai aimé Leonard Cohen pour lui-même, pour sa propre veine littéraire et son univers artistique. Il m’a semblé dès le premier contact que j’ai eu avec lui que sa voix était suffisamment originale pour combler l’appel que je ressentais vis-à-vis d’elle.  

Je dois vous avouer que c’est le sujet qui m’a amené à lire votre bande dessinée. J’avais un peu délaissé ce type de livres et donc, il s’agissait du premier ouvrage que je lisais de vous et j’ai adoré. Ça m’a donné le goût d’en lire plus souvent. Quelle autre de vos oeuvres me suggériez-vous ?  

C’est une question subjective.  Mais si vous deviez vraiment vous pencher sur mon travail, je vous recommanderais le livre que j’ai publié avant Cohen (Un jour de plus, éditions Nouvelle adresse), ensuite Le couperet (Mécanique générale) et finalement le roman Abba bear (Tête première), qui est ma première incursion dans le monde de la littérature et dont je suis très fier. Un autre de mes livres (Danger public, La Pastèque) a été adapté au cinéma par Alexis Chartrand et a connu un beau succès. 

Pouvez-vous me parler de trois ouvrages qui ont été et sont importants pour vous ?

  • Le neveu d’Amérique, de Luis Sepulveda. Un roman qui parle des liens qui unissent tous les habitants des Amériques (de la Terre de feu au Québec) et qui résonne très fort en moi en raison de l’attachement que j’ai pour la littérature latino-américaine.  
  • Bonjour Tristesse, de Françoise Sagan. Un roman vraiment puissant avec une voix de femme qui me prend directement au cœur. C’est un livre que je ne me lasse pas de relire et qui fait naître en moi des images qui persistent longtemps après la fin de la lecture. J’aurais aimé boire un café avec Sagan pour qu’elle me parle de son univers d’autrice. 
  • Du bon usage des étoiles, de Dominique Fortier. Un roman qui raconte l’expédition de Sir John Franklin dans l’Arctique afin de trouver le passage du Nord-Ouest en 1845. La langue est juste, les images sont fortes et l’autrice nous saisit par la gorge dès les premières pages sans relâcher son emprise avant la fin. C’est une réussite littéraire totale.  

Questions posées par Valérie Ouellet 
Réponses: Philippe Girard, auteur et illustrateur 

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